Le syndrome d'Améthyste: une singularité de temporalité chez les parents d'adultes en situation de polyhandicap

 

Le syndrome d’Améthyste
Une singularité de temporalité chez les parents d’adultes en situation de polyhandicap

Lucas Bemben, Psychologue clinicien

 

« Ces parents… mais quand comprendront-ils enfin que leur enfant est devenu adulte ? ».

Cette phrase, ainsi que beaucoup d’autres de même nature, est parfois entendue dans les institutions spécialisées dans l’accompagnement des personnes adultes en situation de polyhandicap. Qu’il s’agisse de relever une infantilisation jugée outrancière ou même de signifier la volonté professionnelle de défendre l’autonomie de la personne, ces mots résonnent à l’occasion dans les couloirs et salles de réunion. Sans qu’ils soient nécessairement malveillants, il n’en demeure pas moins qu’une certaine violence se niche dans ce qu’ils supposent chez les parents : une incapacité, une défaillance, voire une volonté démesurée de puissance et de contrôle sur leur enfant.
Lorsqu’ils sont assénés par les professionnels (délibérément ou non), ils ont bien souvent une répercussion dévastatrice, compromettant par leur impact l’alliance nécessaire avec l’institution en mettant à mal le lien de confiance parfois si difficilement établi.

Il ne s’agit pas ici de dénigrer un discours professionnel qui, s’il est maladroit et potentiellement délétère, renvoie à une réalité concrète du terrain. La posture parentale, lorsqu’il s’agit de personnes  adultes en situation d’extrême dépendance, prend en effet parfois l’allure d’une infantilisation ou, tout au moins, d’une minoration du statut adulte. Ce discours s’inscrit donc dans un constat du quotidien et vient acter une part importante du travail socio-éducatif en institution : promouvoir l’autonomie, défendre l’usager contre les abus dont il pourrait être victime et, de manière générale, développer au maximum sa liberté d’être un homme ou une femme.
Notre but n’est donc pas de déconsidérer le propos dans ses fondements mais plutôt d’y voir une faiblesse importante au regard de la recherche de sens. En effet, venir pointer une singularité de fonctionnement psychique est une chose importante mais non pas essentielle ; ce qui importe réellement étant de saisir les tenants, les enjeux et les conséquences de cette dernière.
C’est dans cette compréhension que résident les possibilités d’aide et de soutien, c'est-à-dire la bienveillance professionnelle à l’égard de parents reconnus comme de précieux partenaires d’accompagnement dotés d’une expertise propre.
Dans cette logique, il est possible de rappeler que chaque histoire parentale est unique mais comporte néanmoins un invariant : la naissance d’un enfant lourdement handicapé est une épreuve à de multiples niveaux pour ses parents, qui se voient confrontés à un profond bouleversement de leur existence. Le chemin de vie imaginaire[1] qui s’était construit dans leur psychisme est heurté, dévié, voire invalidé par cette survenue. Il s’agit alors, dans une longue et souvent douloureuse évolution, de rebâtir, de dépasser le traumatisme induit par le handicap pour réinvestir leur enfant en intégrant cette nouvelle situation. Scelles le disait bien : « On ne naît pas parent d’enfant atteint de handicap, on le devient […] »[2]. Dans ce devenir, nombre de dimensions du couple parental se modifient donc de manière complexe et parfois radicale.

Ce phénomène de transformation est bien pris en compte par la clinique contemporaine du handicap, qui porte un regard attentif sur les phénomènes (individuels, parentaux, familiaux ainsi que sociaux) qui s’y déploient. Cependant, force est de constater que l’attention sur certaines de ces dimensions décroît au fur et à mesure que la personne grandit. Lavigne[3], citée par Scelles[4], ne dit pas autre chose lorsqu’elle signale que la plupart des chercheurs développent un regard sur les parents d’enfants en situation de handicap avec une centration sur la petite enfance[5], et notamment le temps de l’annonce et ses effets sur la mère.

Pour autant, le chemin de vie des parents et de leurs enfants ne s’arrête pas après cette période, loin s’en faut. Au niveau parental, l’adaptation des rôles et modes éducatifs aux atypies de développement n’est, par exemple, ni simple ni anodine. Au niveau social, la scolarisation en maternelle (souvent difficile, voire impossible), les premières entrées en institutions spécialisées du secteur médico-social enfant, celles qui suivront en secteur adulte… Tout ceci constitue des épreuves, des peines et des joies, des renoncements et des triomphes propres aux parents de ces enfants et adultes.
Parmi toutes ces facettes de la parentalité, la temporalité est une dimension qui prend une coloration parfois très particulière. Pour appréhender ce phénomène, la théorie de Bergson[6] au sujet du temps nous semble être un appui précieux car elle constitue une approche à même d'en saisir les enjeux profonds.

Pour Bergson, il existe un écueil fondamental dans la conception du temps portée par la civilisation occidentale moderne. Cette dernière, percevant le temps comme un espace, a longtemps entretenu l’idée trompeuse que ce dernier pourrait être tronqué, c’est à dire scindé en de multiples fragments quantitatifs autosuffisants. Ces éclats de durée (seconde, minute, heure, année…) donneraient une métrique et une scansion au temps, c'est-à-dire lui octroieraient une dimension de spatialité permettant de le parcelliser comme nous le ferions d’un terrain ou d’un objet physique.
Cette conception, que Bergson considère comme hantée par un « fantôme d’espace »[7], viendrait nous éloigner de la nature psychologique du temps, c'est-à-dire de son sens dans l’expérience humaine de la réalité. Le temps, en effet, n’est pas pour lui une mesure mais une durée ; pas un élément tenant de l’eidos platonicien mais davantage un eidonon ancré dans une dimension éminemment subjective[8].
La chose est d’ailleurs aisée à constater au quotidien : placés dans une situation ennuyeuse ou pénible, les secondes nous semblent s’égrener avec une infinie lenteur, tandis qu’un contexte enthousiasmant nous transporte et nous montre que les plus longues heures peuvent passer en un éclair au sein d’un psychisme inondé de joie et de bonheur. De la même manière, tout étudiant a déjà constaté ce curieux phénomène affectant les horloges, qui semblent s’accélérer en situation d’examen et se ralentir lorsque la proclamation des résultats est imminente !
Le temps vécu n’a donc que peu de choses à voir avec le temps compté. Si le premier est pure expérience humaine, le second est une construction sociale sans autre caractère ontologique que le besoin d’une illusion de maîtrise, aussi artificielle soit-elle.

Cette conception fondamentale étant esquissée, il nous est désormais possible d’étudier certains phénomènes d’infantilisation sous un angle apparaissant plus propice à une recherche de sens.
Il ne s’agirait pas, en effet, de considérer ce comportement parental seulement comme une cause (par exemple de conflits institutionnels lorsque les représentations au sujet de l’usager divergent entre les aidants et les professionnels). Il pourrait également prendre l’aspect d’une conséquence émanant de la coloration particulière de temporalité développée par les parents face à la situation d’extrême dépendance de leur enfant. A ce sujet, un mythe grec nous semble intéressant à évoquer pour appuyer cette recherche de compréhension : celui d’Améthyste, dans ce qu’il comporte de symbolisme et de mise en lien de la diffraction de temporalité avec le traumatisme du handicap.  

A l’époque de la Grèce antique, l’améthyste était un minéral fortement inscrit dans le système de croyance religieux. Les Grecs considéraient en effet que cette pierre provenait de la prêtresse éponyme, qui avait subi une terrible vengeance de la part du dieu Dionysos.
Dans ce mythe, le dieu avait croisé le chemin d’un voyageur. Ce dernier, refusant de lui rendre hommage, avait provoqué son dépit et sa colère. Ivre de fureur, il jura alors de porter sa vengeance sur toute personne qui croiserait son chemin ce jour-là.
Améthyste, prêtresse d’Artémis, avait eu l’infortune d’emprunter la même route quelques temps plus tard, ce qui incita la déité courroucée à envoyer ses tigres pour la dévorer.
Face au danger encouru par sa servante et ne pouvant s’opposer totalement à Dionysos, Artémis l’aurait alors transformée en une statue de cristal pour la protéger des fauves lancés à sa poursuite. Dionysos, voyant ses féroces exécuteurs revenir bredouille, partit à la recherche de la victime désignée. Lorsqu’il découvrit la statue, le dieu de la vigne, ému par sa beauté et envahi de remords, versa des larmes de vin sur le cristal qui se teinta alors de ce pourpre si caractéristique[9].

Au-delà de la poétique, propre au regard que les Grecs antiques portaient sur le monde naturel, une lecture plus symbolique de ce mythe peut nous permettre de regarder différemment la temporalité des parents d’adultes en situation de polyhandicap.

D’une part, il nous faut noter la figure du voyageur. Ce dernier, dans la narration grecque classique, représentait souvent le destin ou encore la fortune[10]. Or, que nous disent bien souvent les parents au sujet de la survenue du handicap, notamment lorsqu’il était imprévisible[11] ?
Ils verbalisent le ressenti d’un choc, d’un sentiment d’étrangeté et de violence face à la survenue de quelque chose d’étranger sur le chemin de vie qu’ils avaient dessiné dans leur imaginaire. Un voyageur donc, un inconnu venant à leur rencontre avec son lot de mystères et de danger.

D’autre part, les tigres voulant s’emparer d’une personne innocente ne sont pas si éloignés de la représentation du handicap lui-même. Nombre de parents verbalisent cet aspect de férocité extrême dans leur récit des atteintes constatées à la naissance.
En effet, l’enfant n’est pas encore identifié comme étant en situation de polyhandicap lorsqu’il apparaît aux yeux de ses parents : il est bien souvent vécu comme un être innocent aux prises avec quelque chose qui l’abîme, le malmène ou cherche à le tuer. Le fait que l’atteinte soit initialement visible dans ses dimensions somatiques (déformations osseuses, faciales…) renforce d’autant plus cette image de fauve déchirant le corps. Ce n’est qu’après une certaine élaboration que le handicap s’intégrera à l’identité de l’enfant dans les représentations de ses géniteurs, estompant l’impression d’étrangeté initiale, voire de monstruosité dans certains cas.
Ainsi les tigres peuvent-ils représenter toute la violence, l’aléatoire et la voracité du grand handicap. Ce dernier contraint bien souvent, d’ailleurs, les parents à un certain apprivoisement de la maladie ou des atteintes en vue d’amoindrir la terreur ressentie à son contact. Peu à peu, au fur et à mesure de leurs possibilités psychiques et des victoires sur le handicap, l’animalité et la sauvagerie s’estompent au profit de quelque chose d’humanisé et d’humanisant : l’enfant n’est plus seulement victime d’un handicap étranger à sa nature ; il devient un être inscrit dans une situation de handicap teintant son identité personnelle et familiale. Il n’est plus enfant « malgré » le handicap mais « avec » celui-ci.

Au regard des théories bergsoniennes, le mythe nous montre enfin un temps figé : la déesse Artémis[12] n’est pas en mesure d’influer totalement le cours du drame qui se noue, ainsi choisit-elle d’immobiliser, de cristalliser le temps pour au moins neutraliser l’imminence de la tragédie. Sa prêtresse n’est pas épargnée mais se transforme en une sorte de figuration d’elle-même sous la forme d’une statue de cristal immuable et sublime dans son intacte pureté.
Le temps, précipité dans la course effrénée des fauves, s’est effondré sur lui-même dans un immobilisme protecteur.

Voici, peut-être, un regard porteur de sens sur la singularité de temporalité que ces parents donnent à voir aux institutions. Il nous ouvre la conception de ce que nous appellerons le syndrome d’Améthyste, regroupant un triptyque clinique bien particulier :
 

Une représentation du handicap hantée par la figure du voyageur

Le handicap de l’enfant n’est pas tout à fait perçu en tant que « simple entité somatopsychique » par les parents : il conserve une part de mystère, une dimension d’interrogation qui n’a jamais reçu de réelle réponse. Il prend donc, dans le registre imaginaire, la forme d’un voyageur rencontré sur leur chemin de vie ; voyageur dont l’identité demeure énigmatique et inquiétante à bien des égards.
Dans ce cadre clinique bien spécifique, les données formelles sur l’origine du handicap (discours médical, explications causales objectives, …) sont comprises mais ne permettent pas un dévoilement total dans l’imaginaire. D’une certaine manière, elles sont les vêtements dont se pare le voyageur : elles lui donnent forme dans le monde mais n’expriment pas tout de son essence profonde.
 

Un effondrement du temps au sein de l’imaginaire

Confrontés à la naissance d’un enfant gravement handicapé, certains parents ne parviennent pas à suffisamment intégrer cette situation pour qu’elle existe dans leurs pensées en tant qu’objet de la réalité. Ils peuvent alors être amenés, dans le traumatisme, à cristalliser une figuration de celui-ci au sein de leur psychisme. Cette statue, inscrite dans un arrêt de la temporalité parentale, viendrait protéger et défendre l’enfant au prix d’un empêchement de ses métamorphoses potentielles. En effet, si cette part de son identité est située en dehors des prises du temps et ne risque donc plus de mourir sous les griffes des tigres, elle n’a également aucune possibilité d’évolution.
Cette strate de l’imaginaire ne dévore pas totalement la réalité de l’enfant (il est par exemple perçu comme grandissant somatiquement, ou même comme acquérant de nouvelles capacités) mais perdure dans le regard que ses parents portent sur son développement en agissant sur leur système représentationnel. L’enfant grandit et devient adulte, certes, mais en conservant quelque chose d’immuable et d’atemporel au niveau de sa réalité ontologique[13].
L’effondrement de temporalité est donc un phénomène prenant non pas le sens d’une négation ou d’une minoration de l’adulte mais bien celui d’un empêchement de construction de cette réalité.
 

Une douleur parentale massive, source de résistance au soutien professionnel

Rappelons que dans le mythe, les choses ne se limitent pas à la métamorphose en une statue de cristal : par la suite, le minéral se teinte de larmes pourpres émanant de Dionysos.
Ces larmes ne sont pas exemptes du vécu parental, bien au contraire. L’érection de la figuration atemporelle prend sa source dans un handicap vécu comme une entité impensable, porteuse d’une douleur si intense qu’elle n’est pas mentalisée, et donc encore moins symbolisée par les parents.
Cette douleur insupportable, écartée sans être détruite, toujours en lisière, peut provoquer des réactions de rejet absolu de tout discours venant fragiliser la construction imaginaire. Cette dernière, justement bâtie contre la souffrance et la terreur, n’est pas un parapet confortable pour des parents tout-puissants mais bien un rempart toujours menacé de lézardes et d’affaissement qu’ils cherchent à maintenir debout.

Il importe ici d’être très prudent et de réaliser une parenthèse essentielle : il n’est pas question de considérer le refus de certaines propositions professionnelles comme l’émanation d’une pathologie ou d’une douleur chez les parents. Nous nous inscrivons ici dans une clinique de l’imaginaire très précise, cherchant à considérer que la situation particulière de certains parents les amène à entendre le discours institutionnel concernant le statut d’adulte de leur enfant avec un ressenti empreint de violence et de menace quant à leurs défenses. Il s’agit donc bien d’évoquer une résistance à l’assouplissement de cet effondrement défensif de temporalité, et non d’une volonté de « pathologiser » ou même de « psychologiser » d’éventuels refus quant aux projets de vie ou de soins[14].

Cette précaution étant énoncée, le triptyque constitutif du syndrome d’Améthyste nous semble utile à considérer et à penser dans le cadre de l’accompagnement institutionnel des parents car il ouvre d’importantes perspectives.

Il s’agit de saisir que l’effondrement imaginaire du temps n’est pas un choix ou une décision. Il s’agit d’une nécessité induite par une réalité psychique particulière où il faut maintenir à distance quelque chose qui serait autrement vécu comme massivement destructeur. Cela doit donc nous inciter à la plus grande délicatesse vis-à-vis de ces manifestations chez certains parents.
Souvenons-nous du mythe et posons-nous la question : quel impact auraient des paroles brutales ou une remise en question violente, si ce n’est le sentiment que les professionnels cherchent à détruire la statue érigée, et donc à mettre à bas une protection essentielle pour eux comme pour leur enfant ? Car il s’agit bien de cela : dans la violence du discours réside le péril de faire voler en éclats une construction imaginaire, c'est-à-dire se situant à un niveau extrêmement profond de la psyché et servant souvent de fondation à tout un pan de la réalité parentale depuis de nombreuses années.
Dans ce registre, il est donc primordial de saisir que l’imaginaire n’est pas une force à combattre mais une opportunité d’accompagnement de par sa nature magmatique (selon les mots de Castoriadis[15]). Celle-ci permet, dans ses incessants remous, de redonner sens et dynamisme à la réalité grâce à un abord subtil, patient et respectueux des fragilités de la personne.

En corollaire, cette conception nous permet de puiser des modalités de soutien et d’écoute.
Si l’effondrement du temps provient de la nécessité de se protéger d’une confrontation à un handicap vécu comme trop féroce pour pouvoir exister de manière brute dans le psychisme, peut-être est-il donc important de travailler avec la personne autour des aspects imaginaires de cette représentation qui la met tant en difficulté ?
Travailler les figures du voyageur et des fauves, voir la signification qu’elles prennent dans son histoire de vie, chercher à l’accompagner dans sa quête de sens au-delà du positivisme médical… Voilà autant de manières d’accepter l’idée que cette recherche n’est pas celle d’une explication mais bien celle d’une réponse. L’issue ne se trouve donc pas dans une accumulation de données objectives mais dans leur intégration au sein d’une forme et d’un sens intimes, touchant autant les strates rationnelles qu’imaginaires.

La réalité de ces parents n’est donc pas à détruire et à remplacer par une autre supposément meilleure : elle est à saisir et à accompagner pour mieux comprendre les difficultés rencontrées. Cette base peut nous nous amener à aider à la construction de solutions qu’ils sont les seuls à pouvoir bâtir par et pour eux-mêmes, selon un rythme qui leur appartient.
C’est bien là l’enjeu de la prise en compte de ce syndrome : comprendre pour agir, aider sans blesser, accompagner sans brutaliser ces parents dans une transformation de leur réalité, en vue de les amener à pouvoir donner ensuite à leur enfant une forme adulte au sein de leur propre imaginaire. Ne pas détruire la statue mais essayer de faire en sorte qu’elle devienne une défense potentiellement pensable dans le temps et non plus le tombeau de ce dernier.

Cela peut nécessiter un accompagnement psychothérapeutique mais il est essentiel de comprendre qu’il n’est pas suffisant : l’information médicale, les solutions ergothérapiques, l’abord psychomotricien, le soutien éducatif, l’organisation institutionnelle elle-même… Tout ceci concourt à neutraliser certaines dimensions de la terreur en donnant maîtrise, sécurité et compréhension aux parents. Tout ceci donne donc du sens et renforce la possibilité d’une temporalité qui se détoxifie pas à pas de sa dimension mortifère.

Il s’agit en quelque sorte, par le travail pluri et transdisciplinaire, d’accompagner ces personnes dans le dévoilement du voyageur et des fauves, dans la levée de certains de leurs mystères et impensés, et donc dans l’apaisement de la menace permanente qui infléchit leur vision du monde et de l’autre.
Non pas détruire la figuration mais l’enserrer dans une bienveillance permettant au temps de s’y infiltrer à nouveau progressivement.

Il nous semble que ce soit à ce prix, grâce à cet effort de décentration des termes cliniques ou nosographiques[16] au profit d’une recherche de sens au plus profond de la réalité des personnes accompagnées, que l’institution pourra accompagner ces parents et être accompagnée par eux dans la construction d’une représentation de la personne en situation de polyhandicap perçue comme une adulte. Fourcade[17] le soulignait d’ailleurs joliment : « Les mots sont le corps du temps ».

Peut-être faut-il alors que nos mots, qu’ils soient professionnels, institutionnels ou sociaux, accueillent ces parents et laissent leur parole se déployer avec bienveillance et patience pour qu’ils puissent à nouveau donner corps à un temps vivant et porteur de transformation.


[1] Au sens que Castoriadis donne à ce terme, c'est-à-dire l’imaginaire conçu comme force de création fondamentale à la source de la réalité construite et vécue à chaque instant par la personne. Voir à ce propos : Castoriadis, C., L’institution imaginaire de la société, Paris : Seuil, 1975.

[2] Scelles, R., Devenir parent d’un enfant handicapé – Une affaire d’homme, de femme, de couple, d’enfant et de société, Information sociale, n°132, CNAF, 2006.

[3] Lavigne, C., Handicap et parentalité, Paris : CTNERHI, 2004.

[4] Scelles, R., op. cit.

[5] C'est-à-dire du 1er jour jusqu’au 23ème mois de l’enfant.

[6] Bergson, H., Essai sur les données immédiates de la conscience, Paris : Félix Alcan, coll. «Bibliothèque de philosophie contemporaine», 1889.

[7] Ibid.

[8] Dans la théorie des Formes de Platon, l’eidos renvoie au réel (inaccessible par nature à la conscience humaine) tandis que l’eidonon, le simulacre, fait référence à l’image déformée que l’homme se fait du réel.

[9]C’est à partir de ce mythe particulier que les améthystes se sont vues attribuer en Grèce (ainsi que dans d’autres régions du monde par la suite) la propriété magique de protéger leur porteur des effets de l’ivresse.

[10] Dans le sens premier du terme, qui se rapproche de l’aléa pouvant être bon ou mauvais (les termes de « bonne fortune » et de « mauvaise fortune » sont d’ailleurs encore d’usage courant).

[11] Par exemple lié à une anoxie néonatale ou une méningite du nourrisson.

[12] Déesse qui a pour attributs, entre autres,  la lune (et donc le mystère), l’accouchement et la protection des routes. Cela n’est pas sans donner au mythe une portée symbolique toute particulière dans notre propos.

[13] Il ne s’agit pas ici de décrire un phénomène générationnel ou affectif somme toute classique : il est question d’une atteinte profonde des strates imaginaires venant figer l’essence de cet être dans l’esprit de ses parents.

[14] Attitude qui reviendrait, fort ironiquement, à accepter que l’institution elle-même vive la parole parentale contestataire dans le seul registre de la violence ou de la remise en cause structurellement menaçante.

[15] Castoriadis, C., op. cit.

[16] L’infantilisation n’est-elle pas, dans une certaine mesure, un fantôme nosographique venant transformer notre rapport à l’autre en une illusion de maîtrise, à l’instar du temps compté se superposant de manière artificielle au temps vécu sans rien dire de sa coloration existentielle ?

[17] Fourcade, D., Epreuves du pouvoir, Paris : José Corti, 1961.