Autoriser la vie affective et sexuelle des usagers, une racine de son empêchement?

Autoriser la vie affective et sexuelle des usagers, une racine de son empêchement?
De la nécessaire distinction entre droit et devoir institutionnel

Lucas Bemben, Psychologue clinicien

Depuis plusieurs années, l’accompagnement à la vie affective et sexuelle des personnes en situation de handicap fait l’objet d’une attention croissante au sein des institutions sociales et médico-sociales. Cette vigilance s’observe tant au niveau local (évocation dans les réunions d’équipe, prise en compte dans l’élaboration des projets de vie…) qu’au niveau régional et national (colloques, journées d’étude…).
Cette reconnaissance de l’importance que possèdent l’affectivité et la sexualité de l’homme se heurte néanmoins à plusieurs écueils, au nombre desquels nous comptons l’absence de dispositions législatives. Aucun texte, en effet, ne vient offrir de cadre spécifique à la prise en compte de cette dimension du sujet en situation de handicap. La loi générale[1], dans ce domaine, ne différencie pas les citoyens dits « valides » de ceux nécessitant un accompagnement spécialisé.
Les différents outils imposés aux établissements depuis la loi du 2 janvier 2002 ne constituent pas non plus des repères explicites en raison de leur portée très générale. La « Charte de la personne accueillie » et le « Règlement de fonctionnement », par exemple, ne disent rien de la sexualité. Bien au contraire, ces derniers peuvent devenir des entraves plutôt que des soutiens en posant explicitement l’obligation de sécurité collective et individuelle. Souvent propices aux interdictions de l’expression corporelle du désir (car vécue comme un risque potentiel), ces textes peuvent être des barrières plutôt que des tremplins en raison de l’interprétation rigide de leur injonction sécuritaire. La crainte des  IST[2], notamment, demeure particulièrement présente dans le discours institutionnel ; tout comme le risque d’abus sexuel et de viol, aggravé par les situations de vulnérabilité et la difficulté à percevoir le consentement ou l’assentiment des personnes concernées.

Cette absence de cadre légal venant affirmer de manière positive[3] la vie affective et sexuelle en structure nous paraît problématique à différents niveaux ; le risque majeur semblant être celui de la confusion entre le devoir et le droit.
Alors que le droit implicite à la vie affective et sexuelle, au même titre que celui d’autres fonctions fondamentales (alimentation, sommeil…), devrait engendrer un devoir d'accompagnement institutionnel et donc la possibilité absolue d’en disposer pour les usagers, la réalité prend souvent la forme d'un reflet inverse. En effet, face aux problématiques que pose l'accompagnement de ces dimensions, nombre d'institutions se trouvent en difficulté et peuvent avoir tendance à mettre en place une limitation sous-tendue par un besoin de maîtrise et de contrôle. Dans ce contexte, l'usager peut donc se trouver dans le devoir de prouver qu'il est à même d’investir sans risque ni péril cet aspect de son existence, plutôt que dans le droit de bénéficier d’un accompagnement adapté rendant justement cela possible.
Ce retournement particulier existe sous forme rudimentaire (interdictions directes) mais aussi dans des pratiques plus subtiles. Ainsi en est-il des empêchements, terme désignant non pas l’interdit explicite mais la mise en impossibilité de réaliser l’acte lui-même de par les modes d’organisation en place. Les exemples sont malheureusement variés : portes de chambre systématiquement ouvertes ou fermées sans contrôle de l’usager, absence d’intimité[4], d’accès libre à la contraception masculine et féminine[5], de chambres doubles[6], d’éducation à la sexualité autre que liée à la prévention des maladies et des grossesses non désirées…
L’affectivité et la sexualité comme moteurs de l’épanouissement humain s’effacent bien trop souvent devant une représentation délétère les plaçant dans le champ de la menace à endiguer.

Ces dispositifs mis en œuvre au sein des structures recherchent donc plus ou moins consciemment la mise en impossibilité de l’expression d’une sexualité, avec malheureusement un certain succès. Il ne s’agit pas d’un interdit mais bien d’un empêchement, au sens d’une création de contexte ne permettant pas son existence.
En outre, au-delà de la problématique éthique, ces stratégies produisent la plupart du temps la conséquence inverse : frustrer l’assouvissement d’un besoin humain fondamental a fréquemment pour effet de favoriser son expression sur un mode fruste et désorganisé en raison de la souffrance du sujet. Là où la sexualité humaine pourrait s’inscrire de manière harmonieuse dans l’existence du sujet, les pratiques professionnelles créent trop souvent les conditions de son explosion ou de son débordement sous la contrainte. Cela constitue d’ailleurs un cercle vicieux : le fait de penser la sexualité humaine sous le seul registre du danger et de la menace renforce le contrôle anxieux que l’on y applique, suscitant d’autres débordements et donc un accroissement du sentiment d’insécurité à l’origine d’un renforcement des stratégies en cause.

Un des marqueurs de cette volonté de contrôle nous semble être, de manière paradoxale, la posture institutionnelle affirmant le fait « d’autoriser la vie sexuelle au sein de l’établissement ». Malgré la bienveillance sous-tendant habituellement ces propos, que penser de ce qu’ils supposent ? Affirmer cette autorisation ne revient-il pas à sous-entendre que nous pourrions ne pas l’accorder ?
De notre point de vue, toute réflexion d’institution dans ce domaine tirerait donc profit sinon d’un cadre légal, du moins d’un travail préalable au niveau fondamental de l’épistémè.
Ce dernier pourrait par exemple poser différents principes guidant la réflexion :
 

La vie affective et sexuelle est une partie intégrante de l’humanité et un puissant moteur d’épanouissement personnel.

La sexualité appartient à la santé humaine, ce que l’OMS a explicitement affirmé en 2005 lorsqu’elle a construit la définition de la santé sexuelle comme « un état de bien-être physique, émotionnel, mental et social associé à la sexualité […] » en précisant que cet état « ne consiste pas uniquement en l’absence de maladie, de dysfonction ou d’infirmité ».
Ainsi, limiter la prise en compte institutionnelle aux seuls domaines sécuritaires ou préventifs dénote une réelle carence dans l’accompagnement à la santé, qui fait pourtant partie de ses missions fondamentales de prendre-soin.

Il ne s’agit ni d’autoriser, ni d’interdire la vie affective et sexuelle

Si l’interdit est aujourd’hui rare dans les structures, l’empêchement reste fréquent.
Cependant, l’autorisation n’est pas plus adaptée que ces deux premiers cas de figures car il n’est pas dans les prérogatives institutionnelles de choisir si l’usager peut ou non exprimer cette dimension de son être.

Il s’agit ici de saisir que l’autorisation est un abus de pouvoir au même titre que l’interdit : la seule possibilité des établissements est de reconnaître et d’accompagner, respectant en cela le mandat social qu’ils ont reçu quant au prendre-soin de personnes les plus fragiles. Cette position n’est pas radicale mais bien strictement légale et logique : le pouvoir institutionnel est celui d’un garant des libertés citoyennes, mises en équilibre avec la nécessaire prise en compte des fragilités des personnes. Ainsi, accompagner la sexualité n’est pas un choix mais un devoir professionnel, ce qui suppose de réfléchir à la strate de pouvoir dans laquelle nous nous situons : notre liberté est de pouvoir décider de quelle manière nous allons accompagner la personne dans cette expression d’elle-même, et non si nous souhaitons le faire.

La présence d’un usager au sein de l’établissement vient compléter son statut de citoyen et non l’amoindrir

Au sein d’une institution, l’usager se voit doter des mêmes droits que n’importe quel citoyen, avec en supplément une protection accrue légitimée par les caractéristiques de sa vulnérabilité singulière.
Un établissement médico-social n’est pas un lieu de non-droit où le pouvoir institutionnel viendrait à réduire le champ des possibles des usagers pour des motifs arbitraires ou liés à l’organisation des lieux. Bien au contraire, la mission fondamentale de ces établissements est de permettre l’accession aux individus aux mêmes possibilités que leurs pairs citoyens.
Il revient donc aux établissements de s’adapter (en termes de fonctionnement comme d’architecture et de personnel) et de se former à l’accompagnement de la vie affective et sexuelle et non aux usagers d’y renoncer pour ne pas venir percuter nos carences ou nos craintes en ce domaine.

L’étude des risques et des périls ne peut justifier un retournement de responsabilité

Il est clair que la vie affective et sexuelle n’est pas un domaine dénué de risques pour les usagers et les structures qui les accompagnent. Pour autant, c’est à l’institution qu’incombe la responsabilité de mettre en place des accompagnements et des fonctionnements limitant au maximum les risques, et non aux usagers de prouver leur « bonne » gestion initiale des activités sexuelles pour éviter d’en être privés de manière explicite ou implicite.

Il s’agit de ne pas confondre prévention des risques et atteinte à la santé sexuelle par privation.

L’interdit ou l’empêchement de la vie affective et sexuelle par évocation des dangers potentiels relève d’une stratégie d’évitement et non d’un accompagnement

La faille logique de cet argument de danger se dévoile particulièrement lorsqu’on la met en regard avec les problématiques de déglutition. En effet, nombre d’usagers accompagnés en établissements médico-social manifestent des problématiques de déglutition rendant l’ingestion d’aliments périlleuse, voire dangereuse. Les prive-t-on d’alimentation pour autant ?
Bien rares sont les structures ne proposant pas d’adaptation des textures alimentaires pour contourner le problème, et plus rares encore sont les établissements ne veillant pas à maintenir l’existence d’un plaisir alimentaire même en cas d’alimentation parentérale[7]. L’alimentation semble ici bénéficier d’une représentation sociale favorable et être considérée comme une des dimensions essentielles du bien-être. Ainsi prenons-nous garde à maintenir un accès à toutes ou certaines de ses composantes ; Ainsi nous adaptons-nous pour faire face à la complexité de l’accompagnement.

Par ailleurs, les structures ont bien conscience que le rapport à l’alimentation est en lien direct avec l’existence de troubles du comportement lorsqu’il n’est pas favorable. Or, il est à noter que la sexualité humaine partage nombre de caractéristiques avec l’alimentation : c’est une dimension de la santé humaine, profondément impliquée dans la possibilité de bien-être. Par ailleurs, le rapport que l’individu entretient avec elle n’est pas sans influence sur l’émergence potentielle de troubles du comportement.

Cependant, la comparaison ne semble pas pouvoir se maintenir plus avant, puisque cette composante de l’homme est, au contraire de l’alimentation, faiblement considérée dans les établissements et fait trop souvent l’objet de mesures restrictives plutôt que d’un accompagnement favorisant.

Ainsi voyons-nous que l’argument du danger vient en fait camoufler une difficulté de pensée plutôt qu’un réel écueil dans la mise en œuvre d’un accompagnement à destination des personnes. Il serait donc essentiel de battre en brèche cet argument partout où il se déploie, afin de pouvoir avancer sur cette question. Rappelons-le : la sexualité entre dans le cadre officiel de la santé humaine depuis maintenant plus de quatorze ans et, si elle n’existe pas spécifiquement dans les lois cadrant l’action des structures, ce n’est pas en raison de son absence mais bien de l’évidence (malheureusement trop souvent théorique) de sa présence.

Par ces positions de principe fondatrices, il nous semble possible de construire des postures à même d’accompagner une expression de la sexualité et de l’affectivité relativement préservée des confusions de pouvoir et de maîtrise. En corollaire, il devient donc plus aisé de la penser pour ce qu’elle est (une dimension humaine fondamentale) plutôt que pour ce que nous craignons qu’elle puisse devenir (une source de risque venant déstabiliser l’établissement). En cela nous semble résider l’essence d’un accompagnement proposé à un citoyen sexué en situation de handicap, et non à un usager handicapé dont la sexualisation dépend de la volonté institutionnelle.
Bien entendu, ces propos ne viennent pas nier l’importance des défis à relever. Ces derniers sont considérables, mais aussi aggravés par le retard pris depuis nombre d’années au sein des établissements.

Il s’agit en premier lieu de ne pas créer les conditions d’un échec en plaçant le pouvoir institutionnel là il n’a pas à se situer (autoriser ce qui ne relève pourtant pas de sa décision), en lieu et place d’un positionnement global qui lui permettrait d’agir là où il est trop souvent absent, c'est-à-dire dans le champ de l’accompagnement des personnes qui lui confient leur bien-être au quotidien.

A partir de cette posture nous semble-t-il possible de commencer à réfléchir à tous ces défis, pour l’heure trop souvent camouflés par des stratégies d’évitement peu propices à la constitution de pratiques favorables à leur résolution.

 

[1] Par exemple : Article 9 du Code civil (« Respect de la vie privée »), Loi du 4 mars 2002, article L1110-4 du Code de la Santé Publique, Article 226-4 du Code pénal, etc.

[2] Infections Sexuellement Transmissibles.

[3] Ce terme étant utilisé dans son acception juridique, c'est-à-dire celui d’un texte de loi décrivant un droit et ses modalités de disposition par les citoyens.

[4] La possibilité d’intimité ne reposant pas sur le fait de pouvoir fermer sa porte de chambre mais bien de pouvoir décider du moment où elle sera à nouveau ouverte. Les stratégies visant à permettre à l’usager de placer un symbole sur sa porte « pour ne pas être dérangé » ne résolvent pas la difficulté puisque l’intimité repose aussi sur le fait de ne pas rendre compte aux professionnels des moments où l’on a choisi d’acter sa sexualité.

[5] Rares sont les institutions proposant ou facilitant l’accès libre aux préservatifs masculins et féminins.

[6] Et, lorsque le cas existe, de chambres doubles mixtes ; ce qui montre l’empêchement d’une sexualité de couple autant qu’une centration sur la dimension hétérosexuelle de la sexualité humaine.

[7]  Ne serait-ce que par la possibilité d’avoir des glaces ou des sirops permettant d’humecter la bouche et de profiter d’un accès aux saveurs.