Repères éthiques
Les troubles du comportement
L'auteur: Bemben, L.
1) Introduction
Les « troubles du comportement » font parti de ces catégories diagnostiques particulièrement présentes dans la littérature de notre époque. Qu’il s’agisse des champs spécialisés (soins, accompagnement) ou du domaine public, ils se retrouvent en effet dans nombre d’articles et d’ouvrages consacrés aux conduites humaines. Ces pathologies de l’acte, d’ailleurs, semblent concerner chacun d’entre-nous, tout âge et situation confondus. Les institutions spécialisées dans l’accompagnement des sujets en situation de handicap ne semblent pas échapper à cette omniprésence conceptuelle. Il semblerait, bien au contraire, que les conduites parfois atypiques des personnes vulnérables soient de véritables moteurs quant à l’usage de cette catégorie diagnostique.
Afin de nous intéresser à cette notion actuelle, il semble intéressant, en premier lieu, de la décomposer afin d’en déterminer l’origine. Le premier écueil d’une utilisation généralisée restant toujours celui d’un certain oubli du sens premier, il paraît en effet important de préciser les choses. Ainsi, nous proposerons quelques considérations étymologiques au sujet des « troubles du comportement ». Ceci nous permettra d’approfondir la question par des notions théoriques, dans le but d’apporter quelques pierres d’assise pour notre réflexion ultérieure. Ces données théoriques, bien que succinctes, nous permettrons d’aborder la délicate question de l’éthique institutionnelle, cœur de notre projet. Au sujet des troubles du comportement, cette éthique apparaîtra comme une construction complexe, aux prises avec des considérations tant psychologiques qu’institutionnelles. L’idée que le comportement est langage précédera une réflexion sur l’importance de distinguer le trouble du comportement du sujet troublé. Nous verrons que la différence entre ces deux visions est fondamentale dans la construction d’une éthique professionnelle, notamment lorsqu’il sera question de réfléchir à certaines perspectives philosophiques, telles que la liberté du sujet en situation de handicap mental. Enfin, une conclusion viendra résumer les axes forts de notre réflexion, et ouvrir quelques pistes de réflexion pour le professionnel soucieux d’articuler la prise en compte du handicap et les réserves nécessaires induites par une certaine psychiatrisation contemporaine de l’être humain.
2) Considérations étymologiques et notions théoriques
A) Aux racines de l’expression
Nous l’avons indiqué dans notre propos liminaire, l’emploi généralisé d’une expression fait souvent courir le risque d’un certain oubli de ses origines, et en corollaire de son sens précis. Il semble donc important, en premier lieu, de nous intéresser à son étymologie. Le terme de « trouble » provient du grec ancien « tủrbê ». Il signifie « désordre, confusion, tumulte ». Ainsi l’expression « trouble du comportement » contient-elle une première signification importante : il s’agit là d’un désordre, de quelque chose se situant hors du contrôle et de la maîtrise. Le terme de « comportement », quant à lui, est issu du latin « comporto ». Il prend ici le sens de « se conduire, agir d’une certaine manière », mais également celui de « contenir, porter plusieurs éléments ». Il est donc autant question « d’une action » que d’une « contenance ». Tel être se conduit de telle manière, telle chose peut en comporter d’autres. Nous verrons que cette double acception prendra tout son sens lorsqu’il sera question de réfléchir à l’usage de cette notion dans la détermination du comportement d’un être humain. L’expression « trouble du comportement » peut donc prendre le sens premier d’une action ou d’une conduite composite (car « contenante »), génératrice ou révélatrice d’une certaine confusion. Cela semble relativement concordant avec l’usage habituellement constaté au sein de nos institutions. Les implications profondes de ces origines nous montreront, cependant, certaines nuances essentielles à apporter. La question de la contenance, particulièrement, sera propice à la réflexion. Que « contient » un comportement, précisément ? C’est ici le champ de la signification qui s’ouvre, et avec lui celui de l’intentionnalité. L’idée que le trouble du comportement puisse être générateur tout comme révélateur d’une confusion est également intéressante. Si la génération de confusion est relativement intuitive, la révélation est, quant à elle, peut-être moins évidente. Cela permettra l’abord d’un principe essentiel dans le domaine qui est le nôtre : le trouble est souvent la réponse que le sujet construit face à une problématique, et non la problématique elle-même. Le fait de préciser l’origine et le sens de l’expression dessine donc quelques pistes intéressantes au niveau de la réflexion. L’axe du sens sera notre première approche ; venant appuyer celui, plus institutionnel, de la confusion auquel le trouble peut parfois répondre. Cependant, afin d’étayer ces propos, une courte présentation théorique semble s’imposer. Pour succincte qu’elle soit, son intérêt réside dans le fait de fournir quelques repères pour penser l’usage contemporain de la notion de trouble du comportement.
B) Notions théoriques
a) Le comportement en psychologie
Comme son nom l’indique, la question du « trouble du comportement » s’inscrit dans le cadre théorique du « comportement », et notamment dans la vision qu’a pu en avoir la psychologie. En effet, pour cette discipline, ce terme renvoie à une notion précise. Il se définit par la « manière d’être et d’agir des Animaux et des Hommes, manifestations objectives de leur activité globale »[1].
Il est important de préciser qu’il s’agit d’un terme relativement récent en France. Ce n’est qu’en 1908 qu’il apparaît au sein de notre champ disciplinaire, sous la plume d’Henri Piéron. L’enjeu était alors de trouver un équivalent francophone au terme « behavior », très en vogue aux Etats-Unis. Il donnera naissance au « comportementalisme », pendant français du « béhaviorisme » américain ayant particulièrement marqué le 20ème siècle.
b) La définition d’un trouble du comportement
Si nous effectuons un recoupement entre l’étymologie du mot « trouble » (relevée en supra) et la définition du comportement en psychologie, nous pouvons proposer une définition générale : le trouble du comportement correspondrait à un « tumulte », un « désordre » dans la manière d’être et d’agir de l’individu.
Cette définition générale étant posée, il semble important d’aborder deux de ses écueils. En premier lieu, la question de l’ordre et du désordre dans le cadre du comportement humain pose un certain nombre de difficultés. La première renvoie à la difficulté de déterminer le point à partir duquel un comportement peut être dit « désordonné » ou « tumultueux ». S’agissant des conduites humaines, ces attributs peuvent en effet se référer à une multitude de systèmes d’évaluation, allant de la norme sociale à la rationalité de l’action. Ceci nous amène donc à nous interroger sur les critères déterminant la qualité du comportement, et donc sur la frontière qu’il doit dépasser pour être dit « troublé ». En second lieu, nous avons vu précédemment que le comportement renvoie à la question de l’agir, mais également à celle de l’être. Or, s’il paraît complexe de définir l’ordre et le désordre de l’agir, réaliser la même chose pour l’être suppose des défis encore plus redoutables.
Nous proposerons donc deux approches différentes en réponse à ces interrogations. En ce qui concerne l’agir, nous présenterons un critère permettant de délimiter quelque peu la notion de désordre. En ce qui concerne l’être, un critère clinique semble particulièrement pertinent.
c) Un critère dimensionnel : le quantitatif et le qualitatif
Si le comportement humain est une manifestation globale, son trouble peut concerner différentes dimensions de l’agir. Deux de ces dimensions, le trouble quantitatif et le trouble qualitatif, sont parmi les plus simples à appréhender. Elles constituent donc un point de repère robuste pour la détermination et le diagnostic d’un trouble du comportement.
Le fait de scinder le trouble du comportement en deux aspects connexes, quantitatif et qualitatif, entre dans la logique de George Canguilhem, lorsqu’il précise que « l’état pathologique n’est qu’une variation quantitative ou qualitative de la normalité »[2]. Déterminer le trouble du comportement de cette manière peut donc nous aider à opérer une distinction entre « normal » et « pathologique », fondement même de la démarche diagnostique.
L’aspect quantitatif : un comportement en excès ou en défaut
Lorsque le trouble du comportement est considéré dans son aspect quantitatif, sa manifestation est observée sous l’angle de l’excès ou du défaut.
Lorsque le sujet agit en excès, cela implique qu’il manifeste des conduites en surnombre ou comportant une intensité excessive. Cette dimension est notamment engagée dans les situations de surexcitation, d’hyperactivité, ou encore d’« agitation psychomotrice ». Le comportement est donc dit troublé car trop présent, ou présent trop fortement. Il s’agit de la dimension la plus évoquée en institution, car ce type de trouble provoque souvent gêne et difficultés d’accompagnement.
Lorsque le sujet agit en défaut, il est en fait question de conduites trop peu présentes, ou comportant une intensité insuffisante. Cette dimension est engagée dans les situations d’inhibition, de repli, ou encore d’isolement du sujet. Bien qu’il s’agisse d’un problème tout aussi fréquent que les comportements en excès, il fait souvent l’objet d’une attention institutionnelle moindre. Malgré la grande souffrance qui se cache parfois derrière de telles atteintes des conduites[3], l’interrogation professionnelle peut les éluder en raison de l’absence de perturbations évidentes sur l’accompagnement.
Ainsi, ce premier aspect place-t-il le sujet devant deux possibilités de trouble du comportement : un trouble lié à des conduites excessives dans leur apparition ou leur intensité, et un trouble lié à des conduites trop rares ou trop faiblement investies par le sujet.
L’aspect qualitatif : un comportement déviant de la norme
La première distinction critériologique du trouble du comportement, quantitative, se double d’une autre qui lui est complémentaire : la dimension qualitative.
Lorsqu’il est question de trouble qualitatif, la présence ou l’absence d’une conduite n’est pas un élément de détermination. En revanche, le fait qu’elle soit « attendue ou non » selon le contexte et les considérations normatives qui y sont liées, est essentiel. Cette catégorie concerne donc les conduites dites « bizarres » ou « inadaptées » que le sujet peut être amené à manifester.
Ainsi, des problématiques telles que la dissociation peuvent être une source de troubles qualitatifs du comportement, dans la mesure où elles amènent le sujet à adopter des conduites s’écartant des attentes. En effet, lorsque la dissociation amène une perte de congruence entre les émotions du sujet et ses conduites, cela provoque la sortie de ces dernières d’une certaine normativité. Ici, ce n’est pas la présence des conduites qui signe le trouble, mais leur inadéquation avec leur contexte d’apparition[4].
Ces deux aspects sont donc extrêmement différents dans leur détermination, mais reposent tout de même sur un socle commun : tout comportement est déclaré « troublé » lorsqu’il amène le sujet à sortir d’une certaine norme. Que cette dernière soit liée à la présence/absence attendue du comportement ou à son contexte d’apparition, il est bel et bien question d’une attente sociale.
Cela nous semble poser deux difficultés particulières :
D’une part, ce critère est en strict lien avec le concept d’objectivation du comportement. Le principe est que le comportement existe soit en trop, soit en manque, soit d’une manière différente de la norme. La question du sujet et du sens que ce dernier attribue à sa propre conduite est strictement éludée puisque le point de référence normatif lui est totalement externe.
D’autre part, cela ne nous apprend rien quant à la nature de la norme. Selon quel critère peut-on dire qu’un comportement est « en trop » ? Qu’il « manque » ? Qu’il est « anormal » ? Cette critériologie floue et incertaine comporte donc un écueil important, qu’il serait peut-être possible de palier a minima par l’adjonction d’un critère plus clinique : la repérage d’un passage à l’acte chez le sujet.
d) Un critère clinique : la question du passage à l’acte
Parler de trouble du comportement, nous l’avons abordé, peut concerner l’agir de l’être humain mais également son être. Si les démarches de mesure peuvent éventuellement fournir un début de réponse quant à l’agir (tout en comportant la limite de légitimité normative), elles demeurent totalement neutralisées lorsqu’il s’agit de l’être. Comment, en effet, mesurer le désordre dans le psychisme d’une personne ? Peut-on fournir une échelle pour la souffrance humaine? Il apparaît donc que la prise en compte de l’être repose sur une position subjective et relationnelle plutôt qu’objective et évaluative. Pour nous aider à penser cette différence de cadre, la notion de « passage à l’acte », issue de la psychanalyse, peut s’avère particulièrement pertinente.
C’est en 1905 que Sigmund Freud[5], lors de la présentation du cas Dora, utilise le terme « agieren ». Ce terme, traduit par « passage à l’acte » en français, prend ici le sens précis d’une mise en action de quelque chose que le patient a oublié et réprimé, mais qu’il reproduit sans avoir conscience de cette répétition[6]. S’il n’est pas possible d’utiliser telle quelle cette notion renvoyant au strict cadre de l’analyse freudienne, nous pourrions utiliser certains de ses présupposés théoriques pour construire un repère clinique à même de nous aider à percevoir la nature du trouble de l’être que peuvent révéler certains comportements. En effet, cette notion de « passage à l’acte » renvoie autant à une notion de franchissement que de débordement. Le passage à l’acte peut être vu comme une mise en action de quelque chose débordant la pensée. Celle-ci passerait alors d’une position psychique structurée à un état de débordement induit par la souffrance. Le déploiement de l’acte signerait alors le besoin du sujet de rompre la tension psychique qui l’habite par une action dans la réalité. Ce dernier s’inscrirait alors dans une certaine faillite de la pensée ; l’action remplaçant la symbolisation.
Ce critère clinique nous amène donc à porter une attention particulière à la notion de souffrance du sujet, et donc à considérer le trouble du comportement comme un « agir » s’inscrivant dans le cadre d’un débordement du sujet par sa propre tension interne.
De par ce cadre particulier, le professionnel pourra trouver un regard éthique prenant en compte l’être par une vigilance non pas seulement à l’acte, mais à ce qu’il peut signifier du vécu de la personne. Cela nous amène au cœur de notre propos : qu’il s’agisse d’un agir quantifié, qualifié ou reconnu comme expression de souffrance, la posture éthique pourra trouver un éclairage particulièrement pertinent dans un présupposé particulier : celui voulant que tout comportement, quelles que soient ses caractéristiques formelles ou son contexte, est avant tout un langage que le sujet adresse à quelqu’un autant qu’à lui-même.
3) L’éthique institutionnelle
A) Le comportement est un langage
Nous l’avons abordé précédemment, la notion de trouble du comportement peut être considérée comme reposant sur un critère objectif, notamment au regard de la quantité ou de la qualité de la conduite du sujet. Elle peut également se baser sur une reconnaissance de « l’acte comme réponse au débordement du sujet ». Les écueils de la critériologie objective (étant somme toute un « recensement normatif des conduites ») et les conséquences théoriques de la notion de passage à l’acte nous amènent ici à aborder un autre aspect qui nous paraît essentiel : celui de la signification. En effet, qu’un comportement soit « trop ou trop peu présent» ou qu’il signe la souffrance du sujet est intéressant, mais le sens qu’il peut prendre dans le vécu propre du sujet est fondamental. Lorsqu’il est question d’accompagner un sujet singulier, il est clairement question de nous positionner à ses cotés[7] et non « au-dessus » ou « derrière » lui, en strict observateur. Se positionner aux cotés d’une personne, c’est avant tout la considérer de manière globale et prêter attention à ses ressentis et vécus.
Ainsi, une éthique de l’accompagnement suppose-t-elle de prêter attention au vécu du sujet, et plus particulièrement à l’intentionnalité qui se manifeste par ses conduites. « Qu’est-ce qu’un comportement troublé ? », voici la question posée par les critères de détermination ; mais « pourquoi ce comportement est-il troublé ?» est une question n’existant que dans une véritable attention à ce que l’autre peut vivre. Or, ce qu’autrui est en train de vivre influe nécessairement sur notre manière d’agir avec et pour lui, c'est-à-dire sur notre ajustement éthique en tant que recherche d’une position « juste » et non pas « bonne ».
Nous partirons ici d’un postulat simple : le comportement est un langage. Avec cette idée, nous pouvons considérer qu’un sujet manifestant une conduite particulière le fait pour une raison, que cette dernière soit consciente ou non. Lorsqu’il est question de réfléchir à l’accompagnement des sujets en situation de handicap, cette démarche nous semble primordiale car ces derniers n’ont parfois que l’agir comme mode de communication et d’expression d’eux-mêmes.
En prenant en compte les difficultés induites par le handicap, notamment au niveau de la sphère communicationnelle, poser un regard sur l’acte ne signifie donc pas uniquement le quantifier ou le répertorier : cela signifie le considérer comme une expression de l’intentionnalité de l’autre, dans l’idée que l’acte est autant posé par le sujet qu’il pose ce dernier dans la réalité de son être.
En cela, nous retrouvons la définition de Piéron, qui considérait le comportement comme la manière d’être et d’agir. En dépassement de la centration sur l’agir que comporte la notion de critériologie formelle, nous nous attacherons donc à tenter de la mettre au service d’une approche de l’intentionnalité de l’autre en tant que sujet.
Dans cette posture éthique, nous chercherons à interroger la notion de trouble du comportement en abordant le langage que le sujet en situation de handicap peut nous adresser via ses conduites. Dans cette optique, la prise en compte du concept de vulnérabilité paraît pertinente car elle articule le trouble du sujet et ses liens avec son environnement de vie.
B) Trouble du comportement ou sujet troublé ? La question de la vulnérabilité
S’intéresser au sens d’un comportement revient, nous l’avons dit, à nous attacher à comprendre le vécu qui en est à la source. Or, en ce qui concerne le sujet en situation de handicap, certaines spécificités semblent exister. Le handicap, en effet, peut provoquer différentes singularités chez le sujet, tant dans les sphères intellectuelles que motrices, sensorielles ou encore cognitives. Ces situations particulières sont à connaître, car provoquant des vulnérabilités spécifiques de la personne. Cela nous amène à rappeler que la notion de « comportement », étymologiquement, comporte autant une idée de « conduite » que de « contenance ». Si la conduite a été le centre de notre propos jusqu’à présent, c’est à ce qu’elle contient de sens que nous nous intéressons ici.
Notre idée sera donc de nous intéresser à certains contenus potentiellement présents dans le comportement d’une personne présentant une situation de handicap. Pour cette raison, la notion de vulnérabilité[8] nous semble particulièrement intéressante à explorer. Cette dernière concerne en effet la personne comme être « bio-psycho-social », c'est-à-dire le sujet perçu comme intentionnalité en lien d’influence réciproque avec son environnement.
Ainsi, nous présenterons en infra quelques situations particulières repérées dans notre pratique quotidienne. Ces dernières n’ont pas vocation à servir de « modèles », mais plutôt à présenter la démarche qui a permis leur repérage et leur mise en sens.
La vulnérabilité communicationnelle
La communication est une dimension fondamentale à prendre en compte lorsqu’il est question d’accompagner des personnes en situation de handicap. Celui-ci peut en effet fortement compromettre les capacités du sujet dans ce domaine, qu’il s’agisse des aspects expressifs (pouvoir communiquer quelque chose à autrui) ou réceptifs (pouvoir saisir ce qu’autrui communique).
Lorsque la communication est altérée par le handicap (mental bien entendu, mais également moteur avec l’atteinte des muscles permettant l’articulation), le sujet peut se retrouver aux prises avec de grandes difficultés. L’absence de communication expressive, par exemple, constitue un frein relationnel important, par la difficulté de faire saisir à l’autre ce que l’on pense et ressent. Celle de la communication réceptive, de même, rend particulièrement complexe l’installation d’une posture socialement adaptée. Les atteintes mixtes, notamment présentes dans le polyhandicap, sont de redoutables écueils dans le positionnement du sujet par rapport aux autres et à son environnement. Par vulnérabilité communicationnelle, nous entendons donc ici « mise en difficulté » du sujet autant dans ses liens aux autres que dans ceux qu’il entretient avec son environnement[9].
Dans ces situations particulières, le comportement peut prendre valeur de langage en cela qu’il constitue une voie d’accès pour le sujet à une certaine expression de sa volonté. La conduite, nimbée d’une intentionnalité communicante, peut donc permettre à la personne de « montrer, volontairement ou non, ce qu’elle ne peut dire autrement ». La parole, en quelque sorte, se fait voir plutôt qu’elle ne se fait entendre.
Lorsqu’il est question de troubles du comportement présentés par des personnes sujettes aux troubles communicationnels, l’attention du professionnel pourra donc être particulièrement focalisée sur l’idée que ce « trouble » peut être celui d’une personne vivant une difficulté qui se montre faute de pouvoir se dire. Percevoir le comportement de cette manière, c’est en quelque sorte restaurer sa valeur signifiante et respecter le sujet comme intentionnalité communicante.
Cette approche peut permettre, par exemple, de se rendre compte que tel sujet n’est pas « agressif » mais simplement douloureux. Faute de pouvoir le dire, il le montre au professionnel, parfois en provoquant chez lui la même douleur par des coups ou des pincements. Dans le champ du handicap mental sévère, la question de la dépression est particulièrement sensible à ce niveau, en tant que source potentielle de troubles du comportement à type d’inhibition ou de repli.
La vulnérabilité psychique
Ce type de vulnérabilité est particulièrement pernicieux, dans la mesure où elle appartient aux fameux « handicaps invisibles ». S’il est aisé de se rendre compte qu’une personne tétraplégique sera en difficulté face à un escalier, il l’est moins de réaliser qu’une personne avec autisme pourra vivre de manière très brutale un changement mineur dans son environnement de vie.
Cette vulnérabilité, induite par le lien entre une difficulté psychique particulière et l’environnement, devrait donc à notre sens faire l’objet d’une attention particulière des professionnels. Pour cela, la formation des personnes (autisme, psychose, déficience intellectuelle) et le travail pluridisciplinaire sont des prérequis absolument indispensables.
Nous l’avons esquissé, la présence d’un trouble du comportement chez un sujet en situation de handicap psychique de type autistique peut prêter à une attention spécifique aux variables d’environnement. En effet, la difficulté de ces personnes à tolérer les changements, même minimes, d’environnement constitue une source potentielle de stress, et donc de comportements visant à évacuer en quelque sorte la tension psychique devenue insupportable.
De la même manière, accompagner une personne présentant une pathologie psychotique peut comporter certaines difficultés qu’il est important de connaître. Il n’est pas rare, par exemple, de constater que des troubles du comportement à caractère hétéro-agressifs trouvent leur source dans un ajustement relationnel insuffisant. La situation de paranoïa, dans son mécanisme même de projection, constitue un bon exemple de vulnérabilité potentiellement induite par un professionnel méconnaissant les précautions à prendre face à ce type de problématique.
Ainsi, en présence de ce type de troubles du comportement, la formation (en psychiatrie, en éducation spécialisée…) est essentielle. Le travail pluridisciplinaire est également une nécessité, dans la mesure où personne ne peut se targuer d’être compétent dans tous les aspects du handicap.
En terme de positionnement éthique, il est bien question d’un ajustement du professionnel sur le plan relationnel et/ou organisationnel. Relationnel car le handicap psychique peut constituer une véritable épreuve pour le sujet lorsqu’il est confronté à une situation d’interaction avec autrui. Organisationnel lorsqu’il se retrouve confronté à un environnement insécurisant pour lui par défaut adaptatif (autisme) ou absence de zone d’apaisement (problématique fréquente en accueil de jour).
La vulnérabilité sensorielle
Les atteintes sensorielles, particulièrement dans le polyhandicap, représentent un défi important pour l’accompagnement relationnel et institutionnel des personnes. Ces troubles, dans le cadre de l’agir pathologique, peuvent prêter à des comportements en excès, mais également en défaut.
Au sujet des troubles en excès, nous citerons l’exemple de ce sujet non-voyant, se mettant « sans raison apparente » à crier au sein de son unité de vie. Cet exemple est important car il illustre une modalité spécifique de la vulnérabilité : parfois, ce n’est pas l’existence de quelque chose qui met la personne en difficulté, mais plutôt son absence. Dans cette situation, il arrive parfois que l’on se rende compte, en effet, que la personne émet un « trouble du comportement verbal » en raison d’un manque de stimulation. Face à l’absence, dans son univers sensoriel, de suffisamment d’activité et de bruit, le sujet peut se retrouver face à une angoisse de « vide », de « non existence sensorielle». Quoi de plus normal, alors, d’émettre soi-même ce que l’on ne retrouve pas à l’extérieur de soi ? La même problématique se rencontre chez le sujet atteint de surdité, que l’on retrouve parfois en train de frapper sur les objets ou d’applaudir de manière intense. Là encore, il peut être question d’une autostimulation visant à compenser l’absence de quelque chose.
Ces exemples sont succincts mais illustrent une dimension importante de notre propos : la vulnérabilité n’est pas un « état » mais plutôt la rencontre d’un état avec un contexte d’existence qui répond –ou non- à ce que le handicap implique comme besoin pour la personne. Dans nos exemples, la problématique ne repose pas sur la situation de handicap mais bien sur sa rencontre avec un environnement insuffisamment adapté.
Un point essentiel nous semble être à aborder au sujet de la vulnérabilité sensorielle : la question des troubles du comportement en défaut. En effet, ces derniers représentent des défis d’accompagnement complexes, mais malheureusement peu repérés dans certaines institutions. C’est par exemple le sujet qui s’endort seul dans son fauteuil en milieu de matinée, ou encore celui qui, fort discrètement, s’éloigne de plus en plus de la vie relationnelle en se retranchant dans « son monde »… Ces personnes, notamment dans les situations de handicap mental, peuvent parfois déclencher ces troubles en réaction à un environnement peu stimulant. Cela peut les contraindre, l’un par une fuite dans le sommeil, l’autre par une fuite dans la rêverie, à compenser une absence de stimulation mettant en péril leur psychisme. L’attention professionnelle à ces troubles peu perturbants pour la vie institutionnelle devrait donc, selon nous, être particulièrement mobilisée afin de ne pas créer de situations dans lesquelles le sujet vulnérable n’a d’autre choix, pour se sentir exister, que de créer un monde éloigné de la réalité commune insuffisamment adaptée à lui.
La vulnérabilité mentale
Différent de la vulnérabilité psychique, cet aspect des choses rend compte des difficultés rencontrées par les personnes aux prises avec un handicap mental, c'est-à-dire avec une déficience intellectuelle créant une situation « d’inadaptation à l’environnement ».
La question des troubles du comportement est particulièrement sensible dans ces situations, où la personne peut présenter des conduites particulièrement atypiques ou désadaptées. Là encore, l’attention professionnelle aux éventuelles vulnérabilités est essentielle. Cela concerne par exemple la question de l’automutilation et des cris.
En ce qui concerne les cris, ce trouble du comportement peut prendre une multitude de sens, qu’il s’agit de rechercher de manière approfondie. Cette recherche, basée sur l’idée que « ce comportement est langage » peut parfois mener à des élucidations permettant d’amoindrir ou même de rendre ce comportement inutile pour le sujet. Par exemple, il arrive qu’une personne en situation de handicap mental sévère crie dans les différents lieux institutionnels afin de se repérer. En effet, certains sujets présentent une sensibilité acoustique particulièrement développée, dont ils se servent pour faciliter leur repérage. Améliorer la signalétique institutionnelle peut, parfois, être une réponse adaptée à la problématique rencontrée par la personne. Un autre exemple pourrait être celui du sujet s’automutilant pour s’octroyer un « sentiment d’existence ». Par la stimulation sensorielle, sa conscience se rassemble en quelque sorte sur le point algique, permettant l’accès à un vécu sécurisant quant à sa propre existence. Nous retrouvons ce type de conduite, par exemple, chez les sujets en situation de handicap mixte (psychique autistique – mental) lorsqu’ils combattent les effets du démantèlement autistique[10].
Un dernier exemple pourrait être celui de cette personne récemment plâtrée, se retrouvant dans l’obligation d’être en fauteuil roulant. Son agressivité pourrait certes provenir d’une « intolérance à la frustration » (notion bien réelle, mais un peu « fourre-tout » parfois), mais peut-être également de la perte angoissante de son autonomie. Ceci est notamment vrai lorsqu’on a oublié de lui préciser que ce n’était que temporaire, car « ça va de soi ».
Tout ceci nous renvoie à une notion essentielle au sujet des troubles du comportement : le but de la démarche est de supprimer la source du comportement, afin de rendre ce dernier inutile. La simple suppression du comportement répond à un objectif institutionnel et non au besoin du sujet.
Ces quelques exemples illustrent une démarche particulière plus qu’ils ne la résument. Notre but est de montrer qu’au-delà des critères plus ou moins objectifs, la question du sens est primordiale lorsqu’il est question des troubles du comportement chez le sujet en situation de handicap.
Loin de se résumer à des « problèmes », ces troubles représentent bien souvent une réponse que la personne tente de construire face à eux. L’action institutionnelle pourra se trouver ajustée en repérant et recensant ces troubles (puisqu’il serait compliqué d’agir sur une situation que l’on ignore), mais aussi et surtout en tentant de saisir leur sens au regard de la singularité du sujet qui les présente.
Ceci étant dit, la question demeure : existe-t-il des repères pour nous aider à percevoir ce qui, dans notre action ou dans l’institution elle-même, peut être génératrice de souffrance pour le sujet ?
Il s’avère que chaque individu est unique et possède donc des besoins qui lui sont propres. Cependant, certains théoriciens ont essayé de regrouper les catégories de besoins à même de nous éclairer sur les axes de vigilance nécessaires.
C’est le cas du psychologue Abraham Maslow[11], qui a pu présenter une théorie de la motivation basée sur une « hiérarchie des besoins ». Cette hiérarchie peut être considérée comme une succession de points de vigilance pour le professionnel en institution spécialisée dans le handicap. Nous en proposons, ci-dessous, une version illustrée[12]:
Cette hiérarchie des besoins peut constituer une trame d’observation pour le professionnel. Par exemple, la question de la stimulation du sujet présentant une vulnérabilité sensorielle pourra être repérée par une attention aux « besoins physiologiques », premier échelon de la hiérarchie. Celle du sujet qui crie dans les couloirs pour se repérer renvoie à une absence de sécurité induite par l’incapacité à savoir où il se trouve. Son action, dans ce sens, est certes « socialement inadaptée », mais pragmatiquement très adaptée au regard de l’objectif poursuivi (réassurance).
D’autres auteurs, ont pu proposer des théories sur la stimulation propres à améliorer la compréhension de ce qui est en jeu dans certains troubles du comportement émis par des sujets en situation de handicap sévère. La théorie de stimulation basale d’Andréas Fröhlich[13], par exemple, nous amène à nous interroger sur le degré de stimulation des personnes (premier besoin de Maslow), et nous donne une méthode axée sur la corporéité, à même de résoudre de nombreux troubles issus d’une hypostimulation.
En tout état de cause, nous voyons donc que les troubles du comportement perçus comme un langage de l’individu nous donnent des pistes de réflexion intéressantes. La possibilité de se référer aux travaux d’auteurs ayant étudié le comportement humain, tels que Maslow et Fröhlich, n’existe en effet que lorsqu’on considère que le comportement n’est pas une problématique en soi mais la modalité accessible, à cet instant, au sujet pour répondre à quelque chose générant de la souffrance ou de la vulnérabilité chez lui.
En considérant tous ces éléments, il paraît donc plus pertinent de parler de « sujet troublé » plutôt que de « trouble du comportement » ; cela constituant un rappel essentiel de la dimension humaine dans l’abord des conduites problématiques en structure.
4) Perspectives philosophiques : la liberté du sujet en situation de handicap mental
Cette dernière partie de notre réflexion concerne bien évidemment le trouble du comportement, mais s’inscrit en quelque sorte « à la marge » de l’éthique appliquée. Le but est de présenter aux professionnels certaines perspectives inspirées de la philosophie, afin d’élargir le cadre de notre propos et de notre pensée. Ces perspectives sont donc quelque peu indépendantes du reste de nos travaux, bien qu’elles en constituent un prolongement théorique. Elles visent en effet à présenter une autre base pour réfléchir le comportement de la personne, par un regard sur ce qu’il implique de plus fondamental.
Le but est double : proposer une approche philosophique à même de stimuler la réflexion professionnelle, par une approche héritée d’un champ disciplinaire souvent trop peu représenté au sein du secteur médico-social « de terrain » ; mais aussi d’établir un contrepoint à la dimension très pathologique que comporte la notion de trouble du comportement. En effet, par notre abord de la vulnérabilité du sujet, nous pourrions créer l’illusion que le comportement se limite à être « adapté/sain » ou « inadapté/pathologique ». Il nous semblait donc important de montrer qu’il comportait une dimension philosophique essentielle, notamment au regard de la réflexion sur le sujet lui-même.
Nous avons donc fait le choix de nous intéresser à ce que la philosophie classique pouvait nous apporter dans notre pratique quotidienne et nos ajustements éthiques. Pour ce faire, notre réflexion portera sur le concept de liberté, mis au travail dans le champ du handicap mental.
Ce thème peut paraître très éloigné de notre propos précédent, mais il en constitue en réalité une suite logique. En effet, indiquer que le comportement relevait d’une « norme » ne peut que nous amener à réfléchir indirectement au rapport que le sujet entretient vis-à-vis d’elle. La notion de liberté, très liée à celle de créativité, paraît très pertinente à ce sujet. Quant au choix du handicap mental, il s’avère porté par notre expérience quotidienne, et les interrogations suscitées par cette dernière.
Enfin, cette partie rappelle un principe essentiel lorsqu’il s’agit de l’être humain et de ses manifestations : au-delà des considérations théoriques et pratiques, il ne nous faut jamais oublier qu’une partie de la réalité de l’être nous échappera toujours quelque part. Quoi de mieux, pour défendre cette position d’esprit, que la philosophie ? Vladimir Jankélévitch l’a bien dit :
« Philosopher revient à ceci ; se comporter vis-à-vis de l’univers comme si rien n’allait de soi ».
La liberté du sujet en situation de handicap mental
Le handicap mental reposant sur la limitation intellectuelle du sujet, peut-on dire que ce dernier est libre de ses comportements? Qu’il peut être « libre » tout court ?
Pour abruptes qu’elles soient, ces questions n’en demeurent pas moins présentes dans les couloirs et les salles de réunion de nos institutions spécialisées. Elles s’infiltrent dans les discours professionnels, lorsqu’ils répètent à l’envi que telle personne est « prisonnière de sa déficience mentale » ou que telle autre « ne peut faire de choix ». Elles s’insinuent dans ces actions qui se font « à sa place », parce qu’elle « n’en est pas capable elle-même ». Elles existent, également, lorsqu’il est question de considérer que tel comportement dépend du handicap et non de la personne qui le vit.
Autant de mots, en effet, désignant une liberté amoindrie, brimée ou même brisée. Autant d’actes rappelant la dépendance, et inscrivant la conduite de l’autre dans le registre du besoin et de la contrainte nécessaire.
Si la question de la liberté est rarement posée en tant que telle, elle n’en est donc pas moins vivante dans la réalité de l’accompagnement au quotidien. Mener une réflexion sur ce thème pourrait donc être utile. Même si, comme le rappelle Paul Ricœur[14], « il n’est d’éthique que dans la réalité »[15], une réflexion théorique peut tout de même aider le professionnel à s’ajuster par un étayage philosophique de son action.
Dans ce but, donc, nous présenterons certains apports de philosophes ayant exploré la notion de liberté. Bien que cette brève présentation ne représente qu’un fragment de ce qu’a pu produire la philosophie sur cette question, nous verrons qu’elle peut éventuellement apporter des pierres d’assise intellectuelle précieuses pour le professionnel amené à accompagner des personnes en situation de handicap mental.
La déficience mentale empêche-t-elle de poser un acte libre ?
Nous l’avons abordé précédemment, certains discours professionnels peuvent sous-entendre une perte de liberté chez le sujet, notamment en raison de sa difficulté à prendre des décisions dites « rationnelles » ou « éclairées ». De fait, le handicap mental, notamment lorsqu’il est sévère ou profond, peut en effet profondément altérer la possibilité de raisonnement du sujet. L’absence de développement logique dépassant le stade sensori-moteur par exemple, peut singulièrement limiter son appréhension de l’environnement et ses capacités réflexives. Cependant, peut-on dire que ne pas être en mesure de mener un raisonnement de manière logique empêche réellement un sujet d’être libre ?
Affirmer une telle chose signe, en réalité, l’adhésion à une perception spécifique de la liberté, héritière d’une pensée platonicienne encore très présente dans nos épistémès. C’est à partir de Platon[16], en effet, que la liberté de l’homme a été pensée comme une conséquence de l’usage de la raison. L’homme n’est pas libre parce qu’il fait ce qu’il lui plaît, il le devient dès lors qu’il fait ce qu’il veut. C'est-à-dire que la liberté n’existe que par la maîtrise des désirs de l’homme. Ainsi, le tyran tout-puissant que Platon évoque dans son Gorgias n’est-il pas plus libre qu’un autre homme, puisqu’il se soumet à ses désirs plutôt qu’à sa raison. Cette idée d’une liberté conquise par la raison se retrouve également chez Kant[17], lorsqu’il la conçoit comme une autonomie de la raison face à l’hétéronomie de l’homme soumis au monde sensible.
Dire qu’un sujet en situation de handicap mental ne saurait être réellement libre de par son incapacité à raisonner semble donc se teinter de cette tradition philosophique, avec l’idée que l’altération de son discernement se répercute sur sa possibilité d’être libre de ses choix.
Cependant, un autre élément, essentiel, s’ajoute à ce constat : l’empreinte du déterminisme dans la pensée soignante occidentale. Ce dernier, fanal des sciences expérimentales, pose le principe selon lequel les faits et les événements répondent à une liaison de causalité. Ainsi, à telle cause répond tel effet, selon des lois constantes qu’il est possible de connaître.
Ce principe est particulièrement ancré dans notre société, notamment depuis sa promotion par les logiques scientistes du 20ème siècle. Dans le domaine de l’accompagnement médico-social, les politiques de contrôle et d’évaluation des actions ont singulièrement appuyé l’idée selon laquelle connaître les causes permet d’anticiper les effets qui en résulteront.
Lorsqu’elle est appliquée à l’homme, cette base de pensée influe fortement sur l’idée de la liberté, puisqu’elle fait écho de manière directe aux théories platoniciennes et kantiennes. La liberté résultant de l’usage de la raison ne peut en effet que s’inscrire dans ce système, voulant qu’à toute cause corresponde un ou des effets de manière immuable. Ainsi, plus l’homme raisonne, plus il connaît les causes. Plus il connaît les causes, plus il est à même d’en déterminer les effets, et par là d’effectuer des choix éclairés. Nous retrouvons ici l’optique de Leibniz, qui voyait dans le déterminisme l’opportunité pour l’homme de connaître le mécanisme de ses propres passions, et donc un moyen d’y échapper partiellement.
En prenant en compte ces deux aspects (liberté par l’usage de la raison et position déterministe), est-il donc surprenant qu’une personne atteinte dans ses facultés de raisonnement soit perçue comme un être à la liberté amoindrie ?
Cependant, peut-on dire que nous sommes nous-mêmes toujours au fait des conséquences de nos actes ? Ne les posons-nous pas, d’ailleurs, en raison de nos désirs plus que de notre raison pure ? De manière plus philosophique : vouloir poser un acte en dehors de nos passions ne relève-t-il pas d’une intellectualisation passionnée de l’acte idéalement libre ?
Ainsi, lorsque nous disons du sujet en situation de handicap mental qu’il n’est pas libre, n’est-on pas simplement en train de lui faire porter la responsabilité d’une idée de liberté que nous ne saurions assumer nous-mêmes ? Nous souhaitons mettre en lumière, ici, une certaine confusion entre la notion d’ « adaptation » (effectivement altérée chez ces sujets) et celle de « liberté », relevant peut-être d’un autre ordre de pensée.
Nous voyons en effet que l’idée de liberté semble bien plus vaste qu’un simple usage de la raison, puisque nous-mêmes ne pouvons réellement affirmer utiliser notre discernement de meilleure manière que ces sujets aux capacités intellectuelles altérées. Par ailleurs, penser la liberté comme simple usage de la raison semble faire peu de cas de l’immanence de l’être, pourtant fondamentale dans une conception du sujet humain s’écartant de la « robotique cognitive » pure et simple.
Afin d’approfondir notre propos, des conceptions non-déterministes de la liberté semblent donc intéressantes à explorer. Loin de limiter l’être à sa seule raison pratique, elles peuvent nous aider à percevoir ce qui, chez le sujet en situation de handicap mental comme chez les autres, peut être à soutenir au quotidien au nom de sa liberté d’être.
Lorsque Bergson[18] parle de liberté, par exemple, il le fait en dehors du système déterministe, et même en opposition à celui-ci. Il considère en effet que le déterminisme appliqué à l’être humain se base sur une méconnaissance de la spécificité de sa temporalité (qui est une durée et non un espace). Voir l’être humain par le déterminisme, pour lui, revient à considérer qu’à toute cause ou ensemble de causes psychologiques corresponde un effet ou un ensemble d’effets prévisibles. Or, la spécificité du temps humain suppose deux constats : d’une part, dans la durée psychologique, aucune combinaison de motifs ne se répète puisque l’être est en constante évolution. D’autre part, morceler la durée psychologique en phases de délibération/décisions/accomplissement est absurde en raison de sa nature continue.
De manière plus concrète, cela revient à dire que malgré la plus parfaite connaissance des causes et des effets psychologiques, aucune liberté ne peut être trouvée dans l’usage de la raison car celle-ci serait confrontée à une systématique nouveauté en raison de la mouvance psychologique humaine. Quelle liberté pourrait bien résulter, en effet, d’une connaissance concernant un ensemble de causes qui ne sera jamais amené à se répéter ? Par ailleurs, le fait que la durée psychologique soit de nature continue suppose qu’elle ne peut être scindée en différentes idées parmi lesquelles la raison opérerait un choix. La fameuse maîtrise des passions ne reposerait donc, au final, que sur l’illusion d’un temps humain perçu comme un espace plutôt que comme une durée[19]. Ainsi, nous voyons qu’avec ce penseur, c’est toute la base de la liberté platonicienne qui vacille. Si la raison ne peut prévoir les futures combinaisons de causalité et, qu’en plus, la durée psychologique rend absurde toute coexistence d’idées entre lesquelles trancher, comment être libre par le seul usage de la raison, fut-elle pure ?
A cette question, Bergson indique que ce qu’on nomme « délibération », c'est-à-dire prise de décision, est un processus plutôt qu’un « tri ». Dans ce processus, c’est toute la conscience de l’être qui pense les motifs ; la conscience et ces motifs étant dans une évolution interactive permanente. A certains instants de ce processus, des décisions émergent, amenant l’être à poser des actes. Ces actes ne dépendent pas de sa seule raison, puisque celle-ci n’est qu’un aspect de ce qu’il est en tant qu’être humain. C’est bien parce que la décision provient de l’ensemble de l’être que l’acte qu’elle porte est libre. Cette liberté adviendra[20] parce que « le moi en aura été l’auteur, puisqu’elle exprimera le moi tout entier ». C’est à ce titre que Bergson considère la liberté comme une chose indéfinissable en soi, comme une « donnée immédiate de la conscience » exprimant le moi profond du sujet, plutôt que comme le résultat d’un usage parfait de sa raison.
Qu’en déduire dans notre accompagnement du sujet en situation de handicap mental ?
Peut-être, déjà, que l’altération des facultés de raisonnement n’implique une perte de liberté que lorsque celle-ci est pensée de manière déterministe. Lorsqu’il s’agit de voir l’acte du sujet comme une manifestation de son identité profonde, les choses sont très différentes. Cela suppose notamment deux glissements fondamentaux dans notre perception de l’autre :
D’une part, le handicap mental devient autre chose qu’un élément tiers qui viendrait entraver l’expression de la liberté du sujet. Partie intégrante de son être, il participerait de ses décisions, au même titre que le reste de sa personne. Il serait donc « composant de sa liberté singulière ».
D’autre part, si la liberté de l’acte ne suppose pas qu’il soit raisonné mais plutôt authentique vis-à-vis de la personnalité du sujet, la liberté prend une valeur ontologique que le handicap ne peut réellement menacer[21].
Ainsi, la pensée bergsonienne de la liberté peut-elle nous amener à considérer qu’un sujet est libre lorsqu’il exprime ce qu’il est au travers de ses actes. Si ces actes ne sont pas adaptés au monde qui l’entoure (voire peu propices à sa propre survie), cela ne les empêche pas d’être libres pour autant selon un point de vue non-déterministe.
Bien entendu, cela n’enlève rien au grand besoin d’assistance des personnes en situation de handicap mental. Simplement, le professionnel soucieux de réfléchir à ses positionnements éthiques pourra trouver dans ce raisonnement une piste de réflexion importante : si la promotion de l’adaptation du sujet passe par un accompagnement professionnel en raison de ses déficiences, celle de sa liberté repose davantage sur une posture relationnelle considérant ses actes comme la manifestation de son identité profonde. Nous retrouvons, ici, notre remarque précédente concernant la distinction entre acte libre et acte adapté.
Ce glissement, d’un sujet perçu au travers de ses défauts réflexifs à un sujet exprimant ce qu’il est au travers de ses actes, peut paraître anodin mais suppose en réalité une profonde modification de perception. D’un être incomplet au niveau déterministe, il devient possible de le considérer comme porteur d’une intentionnalité singulière qu’il s’agit de percevoir pour ce qu’elle est.
Cette intention éthique du professionnel, glissant d’un constat de manque à une démarche de découverte, signe en quelque sorte son attachement à la nature humaine du sujet.
Ainsi, le handicap mental constituerait-il une entrave à l’adaptation du sujet aux exigences réflexives de la vie quotidienne, mais ne toucherait pas à sa possibilité d’être libre en exprimant son être par ses actes. Nous retrouvons d’ailleurs cette position dans les écrits de Sartre[22], lorsqu’il considère que la liberté est l’être de l’homme, et non une de ses propriétés.
Pour le penseur de l’existentialisme, l’homme est en effet liberté dans la mesure où il est conscience. Le fait d’être conscience nous permet de choisir, c’est à dire de donner tel sens plutôt que tel autre à une situation, telle réponse plutôt que telle autre à un problème.
Parce que l’homme ne cesse de se choisir, il n’est pas ce qu’il est mais plutôt ce qu’il se fait. Ainsi, ne pas choisir la situation dans laquelle nous nous trouvons ou ne pas pouvoir nous en extraire n’est pas signe de manque de liberté, puisque c’est notre possibilité même de réagir à cette situation qui constitue notre liberté profonde.
Cette remarque invalide de fait le contenu discursif impliquant que « le sujet est prisonnier de sa déficience mentale ». En effet, s’il n’a pas choisi d’être atteint de ce type de pathologie, il n’en demeure pas moins libre de réagir et d’agir. Il est libre non pas « malgré » son handicap, mais « avec » ce handicap qui est devenu composante de sa manière de se faire.
Pour Sartre, l’homme ne peut donc choisir d’être libre ou non. Il est « condamné à la liberté » par son obligation de s’arracher constamment à ce qu’il est pour effectuer des choix qui redéfinissent constamment son propre être. La liberté, pour Sartre, est donc le pouvoir de se néantiser, c'est-à-dire de ne pas être soumis à une fatalité fixant l’essence de l’être une fois pour toutes. A chaque situation, à chaque choix, l’homme s’arrache à ce qu’il était pour devenir un autre. En tant que tel, l’être humain est donc libre car son existence précède son essence.
Qu’en déduire dans notre accompagnement du sujet en situation de handicap mental ? A l’instar de Bergson, Sartre ne situe pas la liberté dans un déterminisme, ni dans une volonté de maîtrise des passions. L’homme ne peut pas « se faire libre », puisqu’il est déjà libre dans sa possibilité même de se faire.
Au niveau de nos accompagnements, plusieurs implications s’en dégagent :
D’une part, la perception sartrienne de la liberté suppose que la situation de handicap du sujet n’ait que peu d’impact sur sa possibilité d’être libre. De manière paradoxale, sa liberté dépend plutôt de l’existence d’une contrainte lui permettant de se créer par choix. D’autre part, la présence d’une déficience mentale constitue un élément « hors-champ » au regard de la liberté : l’être du sujet n’existe pas car le sujet construit son être en permanence. Etre en situation de handicap mental provoque donc une singularité de l’être plutôt qu’une limitation.
La liberté du sujet : une question de regard professionnel ?
En conclusion, nous pouvons dire que l’idée de liberté repose sur des conceptions philosophiques complexes, dépassant le simple cadre de l’adaptation cognitive du sujet à son environnement.
Considérer que le sujet n’est pas libre en raison de sa déficience mentale semble correspondre à une vision déterministe de l’homme, héritée des théories platoniciennes sur la raison, et leibniziennes sur l’échappée aux passions.
Au sein des institutions spécialisées, les approches de Bergson et de Sartre semblent davantage propices à une perception globale du sujet. Dans cette vision de l’homme, la liberté prend la forme de l’authenticité de l’acte, ainsi que celle du primat de l’existence sur l’essence. Cette liberté ne semble pas limitée par le handicap mental, mais à même de favoriser la reconnaissance du sujet avec son handicap plutôt que malgré lui.
Ainsi, en tant que professionnels, ces repères philosophiques pourraient nous permettre de ne pas confondre le champ de la dépendance, provoqué par la déficience du sujet, avec celui de la liberté, correspondant davantage à son être qu’à ses possibilités d’adaptation à son environnement.
En finalité, si, comme l’écrit Bergson, « un acte libre ressemble à son auteur comme l’œuvre à l’artiste », ne pourrions-nous pas considérer que notre mission, en tant que professionnels de l’accompagnement, n’est pas de juger de l’œuvre mais bien d’aider l’artiste à exprimer ce qu’il est à travers elle ?
5) En conclusion
Cet écrit, s’intéressant à la notion de trouble du comportement, visait à présenter une posture éthique promouvant la reconnaissance du sujet au sein des institutions médico-sociales.
Par un regard sur l’étymologie de cette expression, nous avons pu établir que le trouble du comportement recelait une double signification : tumulte dans l’être et dans l’agir, il pouvait tout aussi bien être perçu comme une action que comme le contenant de quelque chose dépassant l’action.
Par notre élaboration, nous avons cherché à montrer que ce « quelque chose » était peut-être le sujet lui-même, en tant qu’être de sens et d’intention. C’est sur cette base de pensée que s’est construit notre axe de travail éthique, tant dans ses dimensions relationnelles qu’institutionnelles.
Au niveau relationnel, la question de la vulnérabilité nous a permis de rendre compte d’un aspect essentiel des troubles du comportement : loin de se résumer à un problème, ils constituaient en réalité une tentative de solution, aussi imparfaite et fragile soit-elle, que le sujet cherchait à construire en réaction à sa souffrance.
Au niveau institutionnel, ce constat nous a amené à insister sur l’importance de ne pas se tromper de but : il ne s’agit pas, pour une institution, de supprimer le comportement problématique, mais bien de chercher à soulager le sujet de ce qui l’a contraint à le produire. C’est dans cette intention que le rôle de l’environnement (humain comme matériel) a pu montrer toute son importance.
Enfin, une présentation de certains apports philosophiques a pu nous permettre d’appuyer notre posture éthique. En effet, par une attention au concept de liberté, c’est bien l’être du sujet que nous avons cherché à dessiner. Cet être, davantage existence qu’essence, est une entité en perpétuelle création d’elle-même.
C’est bien ce rôle d’accompagnement des professionnels, visant à soutenir un sujet créateur de lui-même, que nous cherchons à présenter depuis la création de ce périodique.
En conclusion, il nous semble donc important de rappeler que l’éthique est une question d’intention et de posture davantage que de vérité et de règles.
C’est en ce sens que nous espérons avoir pu montrer, une nouvelle fois, toute la richesse et la noblesse du travail en institution médico-sociale. Ces lieux de vie, malgré les difficultés et les défis qu’ils rencontrent, peuvent être de formidables espaces de liberté, non pas malgré le handicap de l’être, mais bien aux cotés de l’être en situation de handicap.
[1] Piéron, H., in Bloch, H., Grand dictionnaire de la psychologie, Larousse, 1994.
[2] Canguilhem, G., Le normal et le pathologique, 1943.
[3] Certaines des plus grandes souffrances psychologiques génèrent en effet, chez le sujet en situation de handicap comme chez les autres, davantage d’inhibition que d’expression. Cela avait fait dire à Sénèque que si « les peines légères s’expriment aisément ; les grandes douleurs sont muettes ».
[4] De manière concrète, cela peut donner lieu, par exemple, à un sujet exprimant verbalement des émotions très négatives (« ma mère est décédée, je suis très triste ») tout en adoptant des conduites corporelles (sourires, rires) normativement liées au bonheur et à la joie.
[5] Freud, S., Dora : Fragment d’une analyse d’hystérie, Payot, 2010.
[6] Freud, S., Remémoration, répétition et perlaboration, 1914.
[7] C’est d’ailleurs le sens que prend le terme « accompagner », en cela qu’il nous place en compagnons et non en simples évaluateurs.
[8] Le handicap se différencie de la vulnérabilité dans la mesure où le premier appartient à l’ « état » (par exemple, la paralysie motrice) tandis que la seconde fait référence à la « situation » (par exemple se trouver face à un escalier). Si l’existence du premier est peu susceptible d’évoluer, celle de la seconde dépend en grande partie de l’adaptation de l’environnement aux besoins du sujet.
[9] Au-delà du handicap, les difficultés de communication représentent de grands pôles de désadaptation des personnes. Une atteinte communicationnelle souvent ignorée, l’illettrisme, peut par exemple être source de considérables difficultés d’adaptation à la vie civile des personnes qui en sont atteintes.
[10] Le démantèlement, très grossièrement, consiste en une perte de la coordination sensorielle (le « manteau psychique» unifiant les sens) en réaction à une angoisse insupportable. Chaque sens allant « vers l’objet le plus saillant pour lui », le sujet ne peut penser le monde, et par là sa propre existence.
[11] Maslow, A., A theory of human motivation, Psychological Review n°50, 1943, pp 370-396.
[12] Contrairement à une croyance assez répandue, la « pyramide des besoins » n’est pas issue des travaux de Maslow. Elle constitue une interprétation illustrée de ces derniers, d’apparition plus tardive.
[13] Fröhlich, A. (1987), La stimulation basale : aspects pratiques (Perrin, G. & Singy, P., trad.), Genève : Institution de Lavigny, 1993.
[14] Ricœur, P., Soi-même comme un autre, Le Seuil, 1990.
[15] Ce qui explique notre attachement, au sein de cet écrit, à différencier le handicap et la vulnérabilité, plus ancrée dans une réalité vécue par la personne.
[16] Platon, Gorgias, Flammarion, 2007.
[17] Kant, E., Critique de la raison pratique, PUF, 2012.
[18] Bergson, H., Essai sur les données immédiates de la conscience, PUF, 2013.
[19] Bergson considère que le temps humain fait l’objet d’une radicale erreur de perception. Loin d’être perçu pour ce qu’il est (une durée), il se retrouve pensé comme un espace, c'est-à-dire pensé comme « fractionnable » alors qu’il n’est que conscience continue, processuelle plutôt que séquentielle.
[20] Le fait de souligner l’emploi du terme « advenir » est important, dans la mesure où une liberté qui « advient » implique qu’elle est elle-même sa propre cause puisqu’étant « incausée ».
[21] Un peu de provocation pourrait d’ailleurs nous amener à dire que le handicap mental protège en quelque sorte le sujet de l’inauthenticité, et donc de la perte de liberté. Le peu d’attention que portent certains sujets aux normes sociales, par exemple, pourrait en effet nous amener à nous interroger sur un possible effet liberticide d’un usage de la raison au service de l’uniformité et du conformisme de groupe.
[22] Sartre, J.-P., L’être et le néant, Gallimard, 1976.