Repères éthiques
La pré-admission et l'admission en institution médico-sociale
Les auteurs: Bemben, L., Danis, A., Kaisser, L., Kalis, C.
1) Introduction
L’admission est une étape-clé, déterminante pour les usagers comme pour les établissements. Etablir des repères éthiques convoquant les différents aspects qui y sont rattachés et ceux qui en découlent nous paraît nécessaire afin de proposer une remise en question de nos démarches.
Cet écrit a pour particularité de réunir et valoriser la complémentarité des approches philosophiques et psychologiques qui s’y déploient, enrichies par des notions psychanalytiques, systémiques, walloniennes et issues de la Psychologie Sociale.
Pour poser les bases de notre réflexion, nous débuterons par l’étude des aspects étymologiques des termes relatifs à l’accueil des personnes.
Nous suivrons ensuite chronologiquement les différents enjeux relatifs aux étapes dites de « pré-admission » et d’ « admission ». Un parallèle entre une pratique de la Grèce antique et la rencontre de pré-admission étayera notre hypothèse sur la potentielle violence engendrée par cette situation.
Dans un troisième temps, nous nous pencherons sur l’admission proprement dite. La portée symbolique et éthique de l’organisation de nos établissements médico-sociaux sera interrogée et appuyée par différentes vignettes cliniques. La notion de différenciation des rôles, fonctions et statuts professionnels nous permettra de mettre en exergue leur complémentarité, pour ensuite questionner la place du Psychologue au sein de ce dispositif d’accueil et d’accompagnement.
Pour finir, nous guiderons notre développement vers les enjeux du changement pour les personnes en situation de transition spatiale (du lieu de soin au lieu de vie, du milieu familial au milieu institutionnel) et psychologique. Après avoir élaboré une réflexion autour de la violence à laquelle les usagers sont confrontés, nous tenions également à traiter la question des écueils éthiques de l’admission dans un contexte socio-économique contraignant et rude pour les institutions.
2) Considérations étymologiques
L'étymologie et les définitions du mot « accueillir » font apparaître plusieurs sens possibles. Ces sens, loin de s'exclure, nous semblent complémentaires et offrent l'occasion d'initier certaines réflexions qui nous accompagneront tout au long de cet écrit.
Le verbe « accueillir » vient du latin « accolligere » qui veut dire « rassembler », et qui est d'ailleurs issu de la jonction (rassemblement) de deux mots, « ad »: vers et « colligere » : cueillir.
L'origine sémantique de l'accueil renvoie donc au rassemblement, ce qui nous interroge. S'agit-il uniquement de rassembler des personnes dans le même endroit pour être accueillant? Faut-il nécessairement se ressembler, partager des opinions identiques pour pouvoir s'accueillir? Finalement, accueillir reviendrait-il à pouvoir aider certains sujets, dont le sentiment d'unité est menacé, à se rassembler?
L'origine du mot « accolligere » comporte également la notion d'aller vers, de cueillir. A-cueillir pourrait ainsi renvoyer au fait d'aller vers l'autre, de cueillir. Que pourrions-nous cueillir au juste, et comment ? Y-a-t-il un moment bien précis pour cela ?
Avant de cueillir un fruit, nous nous demandons généralement s'il est suffisamment mûr, voire nous constatons s'il est prêt à se laisser cueillir. Il s'agit de trouver un juste équilibre : ni trop tôt, ni trop tard. Au sens où Donald Winnicott[1] l’entend, l'accueil se devrait d'être « suffisamment bon » en se positionnant ni dans le trop, ni dans le trop peu. L'accueil n'est pas un mouvement unilatéral et nécessite une réciprocité : « faire l'accueil c'est moite moite » nous dit Alain Galienne[2]: l'accueilli se doit également d'accueillir celui qui accueille. Il s'agit là d'un aspect essentiel pour laisser toute sa place à la singularité du sujet, à sa parole, sans vouloir pour lui, sans lui dessiner un itinéraire tout tracé au sein de l'institution. Ne dit-on pas que « l'en-faire est pavé de bonnes intentions »?
Pierre Delion[3] définit dans un de ses ouvrages trois fonctions qui illustrent la manière dont le collectif institutionnel peut accueillir la personne psychotique, mais ceci nous semble valable pour l'accueil de tout sujet. La « fonction phorique », en écho au « holding » de Winnicott, fait état de l'engagement d'une équipe à porter le sujet, à mettre en place autour de lui un espace contenant, tant physiquement que psychiquement. Comme le rappelle Sophie Barthélémy[4], « celui qui porte doit être lui-même porté pour persister dans cette fonction (...) La fonction phorique du soignant auprès du patient dialectise donc la fonction phorique du collectif, se référant elle-même à la fonction phorique de l'institution ».
La « fonction sémaphorique » renvoie à la mise au service de l'appareil psychique du professionnel à destination des signes et/ou symptômes du patient, qui viennent alors s'y inscrire. Le mouvement qui porte les signes du patient vers le soignant est celui du transfert.
La « fonction métaphorique » traduit quant à elle le travail de mise en sens des signes et/ou symptômes exercé par le professionnel via le contre-transfert[5]. Il nous semble que ces trois fonctions rassemblées permettent de s'ajuster au plus près à ce que pourrait être la « fonction d'accueil ».
Le dictionnaire Larousse[6] nous apporte des éléments concordants en définissant tour à tour l'accueil comme : « être présent, venir pour recevoir quelqu'un à son arrivée quelque part », « recevoir quelqu'un, lui donner l'hospitalité pour un temps plus ou moins long », « en parlant d'une action ou d'une attitude, indiquer la manière dont quelqu'un ou quelque chose est accepté, reçu ».
Accueillir renvoie donc également à la présence, l'hospitalité, la réception, l'acceptation. Au-delà du rassemblement, parfois nécessaire mais pas suffisant, l'accueil renvoie aussi à une disposition d'esprit, une disponibilité psychique, la création d'une ambiance propice. Il relève ainsi fondamentalement de la clinique du sujet. La psychothérapie institutionnelle, dont Jean Oury est l'héritier, a d'ailleurs fait de la « fonction d'accueil » une base de ce mouvement.
3) La pré-admission
A) L’entretien de pré-admission : une violence potentielle ?
Le processus d’admission au sein d’une institution médico-sociale n’est pas un cheminement lisse et uniforme. Il apparaît davantage comme une succession d’étapes soumises à des enjeux et logiques différents. Chacune de ces étapes a donc son fonctionnement propre ; et en conséquence ses bénéfices et ses écueils particuliers.
Parmi les « moments forts » de ce processus existe une étape singulière : la rencontre de pré-admission. Cette dernière se situe après la réception, par l’établissement, d’une demande écrite émanant de la personne sollicitant une admission. Bien qu’elle puisse prendre différentes formes selon les structures, les enjeux restent finalement les mêmes : proposer un espace d’échange et de rencontre entre le futur usager et l’institution. Pour la personne, il s’agit de découvrir une institution et une offre de services et de soin ; pour l’établissement, c’est l’opportunité d’étudier l’adéquation des besoins et désirs du sujet avec ses réelles possibilités d’accompagnement.
Ainsi, dans cet espace, il devient possible pour chacun d’exprimer ses attentes et, en quelque sorte, d’exposer sa réalité à l’autre. C’est dans la rencontre de ces réalités qu’une dialectique s’instaure en vue d’étudier la possibilité d’un accueil propice à l’épanouissement de la personne et ne venant pas heurter les possibilités institutionnelles.
Ce contexte très général étant posé, il nous semble essentiel de porter notre attention sur certains aspects de cette rencontre. Nous avons rapidement évoqué le fait que le cadre même dans lequel s’inscrit cet entretien comporte une logique et des écueils spécifiques. Or, un de ces écueils reste celui de la violence, notamment dans sa dimension imaginaire.
Une réflexion concernant cette mise en jeu du rapport au monde du sujet ne semble donc pas inutile afin de pouvoir penser ce risque de violence et les moyens de l’en prémunir.
a) Une violence imaginaire
Le terme « imaginaire » est employé ici dans le sens que lui donne Cornelius Castoriadis, c'est-à-dire en tant que capacité radicale de création[7]. Il ne s’agit donc pas d’un imaginaire créant des illusions[8] mais bien de la radicalité imaginaire permettant au sujet de donner sens à ses perceptions et de construire en permanence sa réalité psychique. Ainsi, une violence imaginaire est, dans notre propos, une violence venant percuter la manière dont le sujet donne sens au monde.
Nous évoquons ce type de violence car il ne faut pas oublier que toute pratique (professionnelle ou non) comporte une dimension sociale-historique. Il est finalement assez rare de constater une création ex nihilo dans nos sociétés : il est plus fréquemment question d’héritage culturel soumis à des transformations rendues possibles par la capacité imaginaire des sujets-citoyens. Bien que ces transformations puissent être considérables, il est aisé de constater que nos pratiques comportent presque toujours leur lot d’éléments hérités, tant dans leur forme que dans leur fondement.
Dans cette logique, il paraît primordial de nous interroger sur les pratiques anciennes pouvant, encore aujourd’hui, influer la réalité que construit le sujet aux prises avec le dispositif institutionnel. Plus particulièrement, une pratique sociale ayant eu cours dans la Grèce antique a attiré notre attention : celle de l’apothesis. Bien qu’elle n’existe plus depuis de nombreux siècles, nous tenterons de montrer qu’elle reste profondément inscrite dans nos psychés et joue un rôle non négligeable dans la violence que ressentent parfois les sujets (candidats comme proches) sollicitant une admission en établissement médico-social.
b) La pratique de l’apothesis
Dans l’antiquité grecque, un enfant naissant difforme ou gravement handicapé était considéré comme un monstre. Etymologiquement, ce terme renvoyait au verbe « moneo », signifiant « avertir » et « instruire ». Dans ce système de croyance, le monstre était donc un avertissement de nature divine : le prodige de la difformité devait faire prendre conscience aux hommes qui en étaient témoins que les dieux communiquaient avec eux.
Face à l’incertitude de la conduite à tenir (une réponse inadéquate pouvant contrarier les dieux), les hommes avaient développé un rite spécifique ayant pour but de « rendre aux dieux ce qui leur appartenait ». Le prodige dépassant le « cadre naturel », l’enfant qui en était porteur n’appartenait donc pas au monde des hommes mais bien à celui des dieux. En rendant cet enfant à ses créateurs, les grecs agissaient dans l’espoir que les dieux considéreraient leur message comme transmis et disposeraient de l’être divin à leur convenance, sans manifester de colère sur le groupe social dans lequel il était advenu[9].
Comme toute croyance développée par un groupe humain, celle-ci s’était dotée d’un cérémonial particulier, ici nommé « Apothesis ». Traduit de manière générale par « Exposition » (l’apothesis ne concernant que la monstruosité), cette pratique consistait à emmener l’enfant difforme hors de la ville dès sa naissance. Laissé dans un endroit reculé (une forêt, un trou dans le sol, une rivière…), le nourrisson pouvait avoir deux destins : soit il mourait de faim (alors les dieux l’avaient rappelé à eux), soit il survivait. Dans ce dernier cas, il gagnait en quelque sorte le droit de vivre parmi les hommes car les dieux en avaient décidé ainsi. Il gagnait également un statut particulier en tant que messager des dieux (l’attribution de pouvoirs de divination à des « monstres » peut d’ailleurs trouver ici une de ses racines). Dans les deux cas, il est important de saisir que c’était la volonté divine qui décidait du sort de l’enfant : l’homme ne faisait que rendre aux dieux ce qui leur appartenait afin qu’ils puissent en disposer comme bon leur semblait[10].
Deux aspects de cette pratique nous paraissent particulièrement intéressants : la croyance selon laquelle l’enfant « anormal » n’appartiendrait pas tout à fait au monde des hommes, et l’organisation sociale venant canaliser cette réalité dérangeante pour lui donner sens au sein du groupe humain. En effet, la décision d’exposer ou non un nouveau-né n’appartenait pas à ses parents mais bien à l’ensemble du groupe social car la pratique résultait d’une prise de position collective. Cette responsabilité sociale est d’ailleurs explicitement présentée par Aristote, lorsqu’il énonce qu’ «en ce qui concerne les nouveau-nés qu’il faut exposer et [ceux qu’il faut] nourrir, qu’il y ait une loi qui interdise de nourrir un enfant difforme »[11].
Dans cette logique, le traitement réservé aux enfants de Sparte dépendait de la décision d’un conseil de sages. Ce n’était que sur avis de ce dernier que l’enfant était exposé ; tout geste non socialement validé sur un nourrisson anormal n’était pas considéré comme acceptable. Chez les romains également, il était exigé que le père soit accompagné par cinq voisins pour légitimer sa décision.
Quel que soit le groupe ou la culture d’appartenance, nous voyons donc que l’apothesis n’était pas un acte arbitraire et individuel : elle correspondait à une décision collectivement validée, plaçant la responsabilité de décision sur le groupe (et donc la loi) plutôt que sur l’individu.
c) Une dimension sociale-historique contemporaine
Nous l’avons vu, la pratique de l’apothesis révèle une position très particulière face au handicap et à la difformité. Si notre propos n’est pas de dire que la rencontre de pré-admission en est une simple forme, force est de constater que cet esprit semble persister dans l’imaginaire des familles et des institutions.
En effet, comment ne pas percevoir que les deux fondements de ce rite (différenciation de l’enfant anormal du reste des hommes ; organisation sociale donnant sens à cette croyance) ont survécu dans la trame de fond imaginaire de nos postures sociales ?
Fondamentalement, l’existence même de lieux de vie spécialisés atteste de cet héritage culturel. Là où les grecs anciens attribuaient aux « monstres » un lieu de vie étranger à la terre des hommes, n’avons-nous pas développé une pratique voulant proposer aux sujets en situation de handicap (notamment très invalidant) un lieu de vie quelque peu étranger à la « terre sociale » commune ? L’éloignement de certains établissements du centre-ville n’est d’ailleurs pas sans évoquer ce confinement « hors du monde ».
De plus, le tissu complexe régissant le monde institutionnel est empreint d’une volonté législative forte, comme le montrent les différentes lois (1975, 2002-2, 2005…), codes (CASF, Charte européenne…) et structures (MDPH, FAM/MAS, ESAT et bien d’autres) dévolues à la « gestion » de l’accompagnement des personnes en situation de handicap. Ne s’agit-il pas, ici également, d’une organisation sociale donnant sens à cette différence perçue entre sujet dit valide et sujet handicapé ?
Bien entendu, la culture mythologique a aujourd’hui disparu dans sa forme ancienne, mais ses fondements spécifiques (organisation de la réalité, canalisation des angoisses) pourraient bien s’être transmués au sein d’une autre nature d’organisation sociale visant cependant un but similaire de réduction de l’incertitude face à la différence et à l’étrange.
Que dire, dans cette logique, du fait que la décision d’admission résultant des entretiens soit prise collectivement et non par un seul ? La « commission pluridisciplinaire » n’est-elle pas, en tant qu’instance socio-institutionnelle, un nouveau conseil des sages basé (époque oblige) sur la compétence experte des professionnels et non plus sur la sagesse supposée des anciens?
Il s’agit là, peut-être, de considérer la nature sociale-historique de nos modes de pensée et d’envisager la politique du handicap elle-même comme héritière d’une fonction sécurisante autrefois dévolue à la pensée mythique. D’ailleurs, la pensée de Claude Lévi-Strauss, voulant que « rien ne ressemble plus à la pensée mythique que l’idéologie politique »[12], trouve ici un écho intéressant.
En tout état de cause, nous pouvons voir que le rite de l’apothesis, aussi désuet qu’il puisse paraître, subsiste peut-être dans notre action institutionnelle. Non pas au sein de notre pratique en tant que telle, mais dans la trame de fond imaginaire qui la rend possible et lui donne sa forme actuelle. Cette subsistance en tant que posture, Michel Foucault[13] l’appellerait épistémè[14] dans un autre cadre théorique, tandis que Roland Barthes[15] nous rappellerait fort à propos que les mythes contemporains ne se déterminent plus par l’objet de leur message mais bien par la façon dont ils permettent de parler de la frange de réalité à laquelle ils donnent sens.
Ce mythe de la personne en situation de handicap (vue comme être situé en dehors du cadre naturel) existerait donc encore dans nos pratiques et valeurs institutionnelles. Il est important de saisir qu’il ne s’agit pas de dire que la pré-admission est une forme de violence volontaire sur le sujet, mais bien de garder à l’esprit qu’elle est l’héritière d’un passé dont il faut tenir compte. Castoriadis[16] indiquait, à ce propos, que c’est par la connaissance lucide des enjeux imaginaires de l’institution sociale que se construit l’autonomie du sujet et avec elle sa possibilité de création et de transformation incessantes de ses propres structures de pensée. Ainsi, notre propos vise l’hypothèse selon laquelle la représentation du fonctionnement des pré-admissions au sein des institutions médico-sociales se subsume sous un noyau imaginaire social-historique collectivement partagé et construit au sujet de la personne en situation de handicap. Cette représentation se teinte selon nous, encore aujourd’hui, d’une certaine angoisse face à l’anomal[17] ; angoisse canalisée par des postures partiellement héritées de notre passé culturel.
A partir de ces considérations sociales, il s’agit à présent d’analyser la manière dont cet héritage imaginaire peut influer la représentation des sujets quant à la rencontre de pré-admission, puis en quoi elle peut être source de violence pour eux ; et enfin de quelle manière il pourrait être possible d’essayer de les en prémunir en adaptant nos postures professionnelles.
d) La dimension « apothésique » de la pratique institutionnelle
Nous l’avons abordé en supra, l’entretien de pré-admission consiste à créer un espace de rencontre permettant au sujet (potentiel futur résident) et à l’institution d’échanger et de partager autour d’un projet commun d’admission.
C’est donc au sein de cet espace que se déroulera le premier contact relationnel entre le sujet et son éventuel futur lieu de vie. C’est également au sein de celui-ci que s’exprimeront ses attentes, ses craintes et parfois ses angoisses. Or, quel autre lieu pour étudier un possible fantasme[18] lié à l’apothesis que ces contenus discursifs particuliers ?
Il paraît donc important de prêter attention à ce qui se dit (et à ce qui ne se dit pas) au sein de cette rencontre afin de percevoir, peut-être, la manière dont les sujets donnent sens dans leur imaginaire à la situation de pré-admission.
Rappelons que l’apothesis était un rite basé sur la croyance selon laquelle la personne anormale n’appartiendrait pas tout à fait au monde des hommes. Cette croyance impliquait par la suite une Exposition soumettant le sujet à une décision de vie ou de mort émanant d’une puissance extérieure à la volonté humaine.
Or, que nous disent certains sujets confrontés au processus institutionnel de pré-admission ?
Il n’est pas rare, par exemple, de rencontrer des parents[19] très anxieux à l’idée que leur enfant ne soit « pas jugé assez proche des autres résidents pour intégrer l’établissement ». A l’inverse, nous pouvons entendre que « cet établissement, ce serait vraiment un monde adapté à leur enfant».
Que dire de ces deux discours ?
Peut-être qu’ils expriment deux glissements fondamentaux dans la posture imaginaire du sujet face à l’entretien : un glissement du rôle institutionnel et un glissement de la puissance imaginaire attribuée à l’établissement lui-même (et donc à ses représentants).
Le glissement institutionnel : l’échange devient risque d’Exposition
Ce premier glissement se situe dans le fait que la pré-admission puisse être vécue comme une épreuve visant à établir la similarité d’un sujet vis-à-vis d’un groupe social particulier. Le fait d’énoncer cette crainte que la personne ne soit pas jugée suffisamment proche des autres n’est pas sans rappeler le conseil des sages si cher aux spartiates d’antan. En effet, cette position d’esprit place le sujet devant un groupe de personnes censées être compétentes pour déterminer son droit d’appartenance au groupe social de ses pairs.
Bien sûr, nos logiques contemporaines placent les professionnels comme « experts » et non comme « sages », mais ce motif imaginaire d’une assemblée à laquelle est soumis le sujet reste très prégnant dans ce type de discours. Ce premier glissement rend possible le second, aux conséquences peut-être plus importantes encore.
Le glissement imaginaire : l’institution toute-puissante
Nous le percevons dans le discours cité en supra : le monde institutionnel peut être vécu comme « extérieur » au monde social standard. Ni réellement dedans (puisqu’il est question d’un environnement spécifique) ni totalement dehors (puisqu’il s’agit de structures appartenant tout de même au socius).
Ainsi, loin de rechercher un accompagnement adapté au sujet, il est parfois constaté un désir de trouver un monde apte à l’accueillir. Ceci place parfois l’établissement dans une position imaginaire complexe, située quelque part entre terre promise et terre d’exil.
Nous l’avons vu : la pré-admission peut être perçue comme un rite déterminant l’appartenance de l’individu à un groupe social dont les enjeux spécifiques feront l’objet d’un regard attentif en infra. En corollaire, le fait de considérer l’établissement comme étant en retrait du « monde normal » n’est pas sans conséquence au niveau des enjeux de pouvoir. Parfois, le discours du sujet (ou de ses aidants parentaux) donne en effet cette singulière impression de toute-puissance institutionnelle.
D’un point de vue imaginaire, certains aidants en viennent presque à considérer la pré-admission comme une véritable Exposition. Cette dernière se base en effet sur l’idée que des puissances extérieures à la société humaine décident de la survie de l’individu. Or, l’institution, sous bien des aspects, est une instance dépassant le simple cadre de l’humain. Cependant, qu’en est-il de la logique mortifère à l’œuvre ? La retrouve-t-on dans ces entretiens particuliers ?
En premier lieu, il est important de rappeler que la mort, au niveau psychique, n’est pas uniquement la fin de la vie somatique. Elle reste, comme le présentait Vladimir Jankélévitch[20], un néant processuel. Elle est donc davantage absence que finalité, plutôt inexistence que terme.
Or, n’est-ce pas de cela dont il s’agit, quand il est dit qu’une admission conditionne le lien à l’autre (« Au moins, ici, il aurait des amis »), la pensée (« Elle pourrait peut-être évoluer avec votre aide ») ou encore la survie du couple parental (« Cela nous permettrait d’arrêter de centrer notre vie sur lui ») ?
Dans tous ces propos, nous retrouvons cette idée de toute-puissance institutionnelle sur le destin de l’individu et de ses proches. Le refus d’une admission signerait l’absence de tout un ensemble de processus sociaux, cognitifs, familiaux… En bref : l’inexistence d’une fonction essentielle à la vie psychique du sujet et parfois à celle de ses proches. En somme, les éléments discursifs n’annoncent pas uniquement la crainte d’un refus. Ils semblent présenter cette éventualité comme une mise à mort imaginaire du sujet venant prendre le risque de s‘Exposer.
C’est cette violence dans l’imaginaire qu’il nous faut prendre en compte au niveau de nos postures institutionnelles. Elle s’exprime souvent sur un mode indirect, voire n’existe que dans le registre de l’impensé (et parfois de l’impensable), mais cela ne l’empêche pas pour autant d’être « agissante » au sein de certains entretiens.
Ces motifs imaginaires semblent donc pouvoir infiltrer l’entretien et en modifier sensiblement la teneur. Il n’est alors plus question d’un échange que les sujets investissent mais d’une évaluation qu’ils redoutent. Leur posture se transforme alors, passant d’un rôle d’acteur dans la co-construction d’un projet à celui, fort différent, de personne cherchant à s’adapter le plus finement possible à des critères supposés favoriser une admission[21].
Bien entendu, il y a une part de vérité dans cette idée de pouvoir : l’institution est effectivement dans une position de puissance face à des demandeurs bien conscients de la pénurie actuelle de places. Cependant, il doit être rappelé que l’idée n’est pas de nier ce pouvoir mais bien d’en neutraliser la nocivité sur les possibilités d’existence du sujet.
Ainsi, certaines précautions nous semblent être à prendre afin d’aider le sujet à quitter une posture imaginaire néfaste à l’expression de sa volonté et à sa dignité de citoyen égal à tout autre.
B) Comment prévenir la violence ?
a) Rappel des enjeux
Nous venons de le voir, deux problématiques particulières peuvent émerger dans l’entretien de pré-admission : la question du rôle et celle du pouvoir. Rôle d’un entretien glissant de l’échange vers l’évaluation ; pouvoir d’une institution détenant un droit de vie ou de mort imaginaire sur le sujet.
Afin de prémunir la personne de ces écueils, il apparaît utile de réfléchir à la mise en œuvre même de l’entretien. Cela suppose de porter notre attention sur le contenu (c'est-à-dire le discours) mais aussi le contenant (c'est-à-dire le cadre de l’échange).
b) Le contenu : une vigilance discursive essentielle
Au niveau discursif, rappelons avec Foucault que « les discours sont des pratiques qui forment systématiquement les objets dont ils parlent »[22]. Il s’agirait donc de prendre garde à ce qui est dit afin de ne pas consolider une vision du sujet en situation de handicap en tant qu’être soumis à une Exposition.
A ce propos, rappelons qu’au sein de nos institutions médico-sociales, les termes relatifs à l’accueil d’une personne sont pour le moins connotés. Le terme de « candidature » ou celui d’ « entretien de pré-admission » est employé pour nommer la rencontre entre la ou les personnes qui formulent leur demande et l’établissement qui la reçoit. Ces termes sont également utilisés dans le domaine du recrutement (« entretien d’embauche ») et, immanquablement associés à la notion d’évaluation. Cette étape de l’admission, au-delà de la décision qui s’en suit, si elle n’est pas questionnée et réfléchie au sein d’un établissement, peut se révéler douloureuse pour les personnes en demande d’accueil comme pour les professionnels. Ces interrogations ô combien nécessaires convoquent la problématique de la relation asymétrique entre les professionnels « détenteurs » de la décision et les personnes en demande, comme celle de la place de la personne en situation de handicap dans ce dispositif.
A cela s’ajoute la délicate formulation du refus d’admission, ses répercussions sur la trajectoire de vie de la personne dans un contexte où « le nombre de places » d’accueil ne répond que trop peu aux besoins réels.
c) Le contenant : une question de position
Sur la question du contenant, les théorisations systémiques nous semblent intéressantes à prendre en compte ; tout particulièrement celles de Paul Watzlawick[23] au sujet des positions dans la communication.
Cet auteur différencie la relation symétrique (c'est-à-dire d’égalité entre interlocuteurs) de la relation complémentaire (où chacun n’est pas égal à l’autre mais différent). La relation complémentaire est donc asymétrique et donne lieu à deux positions possibles :
- La position « haute » : c’est celle de celui qui sait, qui montre sa puissance.
- La position « basse » : celle de celui qui écoute, qui apprend de l’autre.
Cette différenciation apparaît comme très importante au regard des enjeux imaginaires présentés en supra. Il s’agirait, au sein de la pré-admission, d’adopter une position adéquate à l’expression du sujet que nous rencontrons, tout en ne niant pas l’aspect complémentaire de cette rencontre.
En effet, si la relation symétrique est une réalité entre deux individus, elle l’est nettement moins lorsqu’il s’agit d’un rapport entre un sujet et un système (ici institutionnel et politique). Cet état de fait, ainsi que les difficultés sociales quant à la possibilité de trouver une place en structure, nous amènent à considérer la relation comme profondément asymétrique, et donc complémentaire.
Cependant, aussi asymétrique qu’elle puisse être, il s’agit de redonner au sujet sa juste place et donc, en parallèle, de resituer l’institution elle-même.
Face à un discours considérant l’établissement comme juge de la similarité d’un individu avec un groupe social, il s’agit de rappeler que la pré-admission vise au contraire à valoriser sa singularité dans la construction d’un projet d’accueil qui lui est propre.
Protéger l’entretien du glissement de rôle passerait donc, peut-être, par l’adoption d’une position basse face à la demande du sujet. Il est question d’un échange et non d’une évaluation, aussi ne sommes-nous pas évaluateurs mais partenaires dans l’étude d’un accueil potentiel dans l’intérêt du sujet.
En revanche, il paraît peut-être utile d’utiliser les enjeux d’une position haute lorsque le sujet lui-même se dévalorise au sein de l’entretien.
Par exemple, une position basse pourrait permettre à une personne d’exprimer sa demande face à des partenaires institutionnels disposés à admettre « qu’ils ne savent pas » et ont donc tout à apprendre d’elle. Il s’agirait d’assumer le silence et les simples reformulations afin d’aider le sujet à présenter sa pensée (aussi fragmentaire et complexe à appréhender puisse-t-elle être) ; sans chercher à « l’aider » en remplaçant ses mots par d’autres qui, bien que plus élégants et rapides, ne lui appartiennent pas. La position haute est ici nocive pour le sujet qui se verrait déconsidéré par la confiscation de sa parole.
En revanche, lorsque c’est la personne elle-même qui se place en posture de soumission face à l’institution, la position haute peut se révéler précieuse en lui rappelant qu’elle a quelque chose à dire d’elle-même. Il s’agit ici d’user de « l’autorité institutionnelle » en exposant clairement le cadre de l’entretien et la raison de la présence de chacun.
La posture de puissance n’est donc pas nocive en tant que telle : elle ne le devient que lorsqu’elle perd de vue sa fonction, qui est de garantir un cadre étayant pour le sujet et sa demande.
Ainsi, avec cette vigilance, il pourrait devenir envisageable, même a minima, de restreindre le glissement ou même d’empêcher l’entretien de devenir une évaluation en mêlant adroitement position basse face à la demande et position haute face au fantasme.
Quant à la question des enjeux imaginaires, il paraît extrêmement important de rappeler que l’institution n’est pas un « monde particulier » mais un « espace particulier dans le monde ». Le but est de glisser d’une représentation totalement externalisée à une vision institutionnelle ancrée dans la réalité sociale.
L’enjeu n’est donc pas de savoir si le sujet correspond au monde institutionnel mais bien d’étudier la pertinence de l’accompagnement proposé à ses besoins et désirs spécifiques. Encore une fois, c’est dans l’humilité d’une position basse face à la demande du sujet que nous semble pouvoir se désagréger la toute-puissance imaginaire parfois attribuée à nos institutions.
Ainsi, face à la représentation doublement problématique d’une institution « experte » et « étrangère », une prévention possible nous semble être celle d’une position humble d’interrogation de la demande et d’un puissant rappel de l’intégration institutionnelle dans le tissu social commun.
Cela n’enlève rien à la problématique politique générant le pouvoir (le financement des établissements existants et la création de nouvelles structures restant tristement insuffisants), mais peut éventuellement aider à amoindrir des craintes et des représentations néfastes venant infiltrer le déroulé d’un outil institutionnel précieux pour la construction d’un projet de vie futur.
4) L’admission
A) Accueil n’est pas admission
Un des mots souvent employés pour parler de l'accueil est l'admission (y compris dans cet écrit, notamment dans son titre) ; d'ailleurs dans les institutions les termes "d'entretien d'admission" ou encore de "commission d'admission" sont désormais légions. Pour autant, l'accueil et l'admission relèvent-ils de dynamiques similaires?
La psychothérapie institutionnelle apporte des éléments de réponse assez intéressants à cette question, en déclinant les nuances fondamentales existant entre les deux termes. Ce mouvement met en lumière le fait que l'admission relève d'une démarche purement administrative (par exemple le remplissage d'un dossier) pouvant potentiellement revêtir une forme de désubjectivation. Par exemple, en foyer de vie, les professionnels peuvent être amenés à relever le poids, la taille, à remplir des grilles lors de l'arrivée d'un résident. Ainsi, comme le rappelle Philippe Chavaroche[24]: « l'admission se présente comme une procédure administrative obéissant à des règles fixées dans des textes légaux et également conditionnée par des nécessités économiques qui obligent les établissements à justifier d'un niveau d'activités suffisant pour obtenir les moyens financiers des tutelles d'Etat ou des collectivités territoriales ». Il ne s'agit donc pas uniquement de délivrer des "livrets d'accueil" ou tout autre document créé par la loi 2002-2 pour accueillir un sujet.
L'accueil (ou « fonction d'accueil ») ne peut au contraire se réduire à aucun protocole, et cela en dépit des « protocoles d'accueil » que l'on voit fleurir ça et là, ainsi que leurs corollaires : les « questionnaires de satisfaction ». L'accueil ne relève pas d'une mesure quantitative et ne peut se décréter. Il consiste à être attentif à l'autre, à se mettre à son chevet (comme l'étymologie du terme clinique le suggère) ; il ne peut se résumer à des techniques à appliquer mécaniquement mais nécessite, au contraire, la possibilité de laisser surgir l'inattendu et de se laisser surprendre. Nous ne pouvons définir les « bonnes » règles de civilité à adopter (comme la manière de dire bonjour, de s'adresser à un résident). Tout comme définir les règles de sécurité ou d'hygiène à mettre en œuvre ne relève pas d’une dimension d’accueil.
Selon Michel Balat[25], l'accueil est ce qui « permet de favoriser la rencontre » : rencontre entre une personne et une institution, entre deux personnes dans une institution mais aussi et surtout entre deux temporalités psychiques. Il s'agit de prendre en compte la singularité de chaque sujet en dépit de tout préjugé, au-delà du dit handicap pour lui offrir les conditions d'élaboration de sa souffrance psychique, notamment via la dynamique transféro-contre-transférentielle. Ceci rejoint donc les développements exposés précédemment (considérations étymologiques).
Ainsi ne vaudrait-il pas mieux parler de « commission d'accueil » ou de « comité d'accueil » plutôt que de « commission d'admission »?
Chavaroche[26] dit que « l'admission en tant que seule finalité crée les conditions de l'asilaire au sens péjoratif de ce terme ». Est-ce à dire que l'admission n'a pas lieu d'être? Pas du tout, car l’admission peut s’imaginer comme permettant un travail de l’accueil en amont : par exemple, devoir écrire une lettre de demande d'entrée en institution peut être l'occasion de travailler cette demande plus en profondeur.
B) L’accueil : un lieu et un temps à part ?
Il est très courant de nommer « accueil » le lieu géographique de l'établissement où il est demandé à la personne de s'adresser en premier lieu quand elle arrive (secrétariat ou autre). Cet « accueil » est d'ailleurs très souvent situé à l'entrée, au seuil de l'établissement, et extrêmement rarement au centre. Ce positionnement géographique semble parlant : l'accueil se trouve ainsi relégué au temps d'arrivée dans l'institution, comme s'il ne se prolongeait pas au-delà. Ceci pourrait-il également traduire les résistances à mettre l'accueil au centre des préoccupations institutionnelles?
Souvent, au détriment d'autres endroits de l'institution, l’accueil bénéficie d’une attention soutenue (plantes, magazines, tableaux...). Il peut être organisé architecturalement parlant d'une façon très particulière et chargée de sens. Pour exemple, un établissement médico-social visité récemment a permis de constater un écriteau menant à un « accueil » se faisant à un guichet par de très petites vitres fermées ; les professionnels censés accueillir étant dans une pièce elle-même fermée (avec une affiche demandant de laisser la porte fermée « pour la confidentialité »). Cet « accueil-barricade » fait barrière et semble très défensif quant à l’envie réelle d’accueillir de nouveaux usagers.
Il semble que l'accueil ne puisse se définir comme un lieu géographique délimité ; il relève avant tout de dispositions psychiques internes. Il apparaît toutefois fondamental de penser l’architecture des locaux pour favoriser sa mise en place (Cf. exemple précédent).
Ainsi, l’accueil se devrait d'être partout, dans chaque lieu, et de tous les instants (les temps informels étant particulièrement importants), nous n’en finissons jamais d’accueillir.
Selon François Tosquelles[27] : « l’accueil se prolonge inlassablement au cours du séjour et il constitue la disponibilité de base qui permet la rencontre ». Dans ce cadre, il ne peut y avoir d' « accueil temporaire » (terme souvent employé pour désigner la venue d'un résident quelques jours dans l'année pour permettre à la famille de souffler, ou encore pour travailler une orientation future vers le dit établissement).
Vignette clinique 1
La synthèse
Afin d'illustrer cliniquement cet accueil de tous les instants, un foyer d'accompagnement a mis en place lors de la synthèse (qui rassemble les professionnels du foyer et certains partenaires : ESAT, tuteur, CMP,…) un temps d'accueil pour le résident ; pour lui faire un retour de ce qui s'est dit, recueillir sa parole et lui permettre de s'exprimer à son tour. Ce temps est prévu en seconde partie de la synthèse, après un premier temps de concertation entre professionnels. Cet accueil est proposé au résident, qui peut le refuser (ce qui est toutefois très rare). L'ESAT permet alors au travailleur qui le souhaite de se libérer pour s'y rendre. Il nous semble en effet que la synthèse est un temps dont le principal concerné est le résident : nous avons pourtant souvent tendance à en faire un temps entre professionnels où on parle du résident en son absence, et où nous pouvons être amenés à penser pour lui, décider à sa place.
Vignette clinique 2
Les « journées découverte »
Dans un foyer d'accompagnement, une « journée découverte » est organisée pour permettre aux personnes qui en ont fait la demande de visiter l’établissement, rencontrer les autres résidents/professionnels et découvrir les activités proposées en vue de préparer une éventuelle intégration future. C’est aussi l’occasion d’un entretien avec le Psychologue, un moment pour se poser, faire connaissance, présenter ce métier, permettre à la personne de poser ses questions, de définir sa demande/ses attentes, d’éventuellement se raconter… Le but de cet entretien n’est pas de décider de l’admission future mais de tisser un premier lien, d’apporter un éclairage sur le projet d’entrée au foyer, de définir des pistes de travail quant au futur accompagnement qui pourra éventuellement être proposé.
Cette journée découverte était pensée au départ comme une unique journée, ce qui comportait de nombreuses limites. Ce temps était (trop) court et ne permettait pas à chacun de pouvoir développer un véritable accueil, un mécontentement émanait de part et d'autre (résidents et professionnels). Certains résidents arrivaient dans l’établissement alors que la visite avait eu lieu plusieurs années avant. L’équipe pluridisciplinaire a alors réfléchi et décidé de proposer plusieurs « journées découverte » par an, à ceux qui le souhaitaient. Cette manière de procéder relève d’un accueil conçu comme se prolongeant dans le temps, et jamais clos une fois pour toutes.
C) L’accueil : l’affaire de tous
Nous utilisons souvent le pléonasme « d'hôtesse d'accueil » et les termes « d'accueil de jour », de « centre d'accueil et de crise » (et pas de centre d’accueil de la crise) : ainsi nous avons parfois l’impression que l'accueil se suffirait à lui-même et s’incarnerait dans des fonctions bien définies.
Nous pensons au contraire que l’accueil est l’affaire de tous, et pas seulement d’une catégorie professionnelle. Ainsi chaque membre de l’équipe participe à sa manière, et nous trouvons important que les résidents aient aussi leur place dans ce dispositif.
Jean Oury différencie le statut, la fonction et le rôle. Il invite chaque professionnel à ne pas confondre ces dénominations, et à ne surtout pas se prendre pour ce qu’il est.
Le statut renvoie au métier pour lequel une personne est embauchée dans l’institution (qui est inscrit par exemple sur la fiche de paie ou le contrat de travail).
La fonction correspond à la « fonction soignante » ou encore la « fonction d’accueil » et se doit d’être partagée car elle ne relève pas d’un statut professionnel en particulier. Tout le monde peut accueillir : de la maîtresse de maison, au directeur de l’établissement, en passant par le médecin, l’aide-soignant,…
Le rôle est quant à lui celui que nous donne le résident dans le transfert. Par exemple, ce n’est pas forcément le Psychologue qui sera investi comme tel par le résident mais le cuisinier. Seul le résident peut dire la fonction que prend pour lui tel professionnel. Celle-ci n’a à voir ni avec son statut, ni avec sa fonction. Il est fréquent que le professionnel joue un rôle qu’il ignore pour la personne accueillie.
Ainsi, il s’agit de dépasser le statut pour pouvoir jouer un rôle thérapeutique et accueillir. A la Clinique de la Borde, fondée par Jean Oury, aucun des professionnels nommés « moniteurs » ne porte de blouse blanche, et chacun se doit de participer aux différentes tâches : cuisine, pharmacie, ménage,… Aussi bien les professionnels que les patients. D’ailleurs, les patients sont impliqués dans les « pré-visites » (terme préféré à la « pré-admission ») par la constitution d’un groupe d’accueil dénommé « poisson pilote » qui accueille chaque nouvel arrivant et fait visiter les lieux en informant sur la vie telle qu'eux la perçoivent dans cet endroit.
Vignette clinique
Le comité d'accueil
Sur le modèle des « poissons pilotes », un foyer d’accompagnement a proposé aux résidents qui le souhaitaient de s'impliquer dans l'accueil ; notamment par la création d'un « comité d'accueil » de résidents qui accompagnent une personne en "journée découverte" à son arrivée dans l’établissement, pour la faire visiter et lui délivrer diverses informations sur la vie dans cet endroit.
Pour résumer notre propos sur l’accueil, nous pourrions dire qu’il est nécessaire que la fonction d’accueil occupe une place centrale dans l’institution. L’accueil s’exerce via des dispositifs concrets (par exemple le « comité d’accueil »), mais surtout de façon spontanée et permanente dans le quotidien et par tous les acteurs de l’institution.
D) La place du Psychologue dans un dispositif mêlant accueil et accompagnement
La question de l’admission d’une personne en situation de handicap en établissement spécialisé convoque celle de la demande. Il ne s’agit pas là de la candidature mais de la demande au sens où la Psychologie Clinique l’entend, c'est-à-dire celui que prend une démarche personnelle voire existentielle du sujet pour traiter sa situation singulière. En effet, comme dans tout processus de relation d’aide et d’accompagnement, la place du sujet concerné est essentielle. Les professionnels des institutions d’accueil sont en quelque sorte mis au défi de la différenciation des diverses demandes exprimées dans le contexte d’admission. Il s’agira également pour eux d’identifier celle de la personne initialement concernée car, précisons-le, la demande d’admission émane généralement du représentant légal ou des proches de la personne en situation de handicap, qui est en situation de dépendance relative.
En tant que Psychologue en Institution, nous sommes régulièrement interrogés par cette question de la demande ; soit parce que la personne, de part son handicap, se trouve en difficulté pour nous la communiquer, soit parce que l’environnement ne lui permet pas de l’exprimer. Contrairement aux accompagnements psychothérapeutiques en activité libérale où, généralement, les personnes adressent au Psychologue une demande en lien avec leur problématique personnelle, les Psychologues en Institution apprennent à considérer les différentes demandes (qu’elles viennent des proches, de la famille ou des professionnels au sujet du résident) tout en privilégiant celles de la personne accueillie. Il s’agit également d’apprendre à aller au devant des personnes, de se rendre disponible autant que possible pour construire, avec le temps et la patience, des relations de confiance pouvant faciliter l’accès à une élaboration subjective. Fort de cette expérience, il peut revenir au Psychologue de garantir, dans la dynamique d’admission, ce regard essentiel dans la manière dont la personne s’adaptera aux conditions du nouveau milieu.
Même si son rôle varie selon les organisations institutionnelles, en tant que membre de la commission d’admission et/ou en tant que cadre et soignant de l’institution agissant auprès des personnes accueillies, le Psychologue peut devenir l’un des fils conducteur du processus d'admission pour le résident comme pour ses proches. Il est celui qui accompagne le changement, voire même la rupture. En effet, qu’il s’agisse, par exemple, d’un jeune adulte orienté d’un IME vers une MAS ou d’une personne quittant le domicile parental, la trajectoire de vie de la personne peut être déviée voire même brisée. L’intégration d’un nouveau milieu implique la perte d’habitudes de vie et donc d’étayages (qu’ils soient sociaux, relationnels ou objectaux), ce qui peut engendrer une déstructuration psychique temporaire ou encore une rupture identitaire plongeant la personne dans un état dépressif.
Etant sensibilisé et sensibilisant l’équipe pluridisciplinaire à ces enjeux, le Psychologue joue un rôle majeur dans l’identification de la problématique de la personne et de ses étayages psychiques. Ce travail d’analyse et de repérage s’établit dans le but de trouver, dans ce nouvel accompagnement, ce qui peut favoriser le maintien d’une continuité dans la trajectoire de vie de la personne. En collaboration avec l’équipe pluridisciplinaire, il veille également à faire correspondre l’orientation du projet de vie de l’usager avec ses besoins et ses demandes.
Théoriquement, une intégration réussie à un nouveau milieu nécessite une mise en place d’objectifs bien définis lors de rencontres. L’idéal serait que la personne accueillie porte et vive son projet, mais aussi qu’elle puisse trouver en elle l’énergie suffisante pour dépasser cette fameuse et si naturelle résistance au changement. Cependant, dans la réalité, la personne en situation de handicap peut présenter, à différents niveaux, un rapport au monde troublé compliquant cette élaboration. A cela s’ajoute une autre complexité : celle de l’entourage ou des professionnels. En effet, les proches, tout comme les différents membres de l’équipe professionnelle, peuvent se trouver en difficulté pour dépasser la culpabilité de la phase de déstabilisation nécessaire au changement de la personne. Nous rejoignons Lydia Chabrier[28] lorsqu’elle écrit qu’« il ne peut advenir de changement sans la souffrance d’une remise en question de son Identité et de son rapport aux autres, sans moments de perte de ses repères identitaires habituels. C’est au Psychologue de gérer ces moments, d’accompagner le patient à la fois vers cette déstabilisation indispensable et dans son dépassement progressif. Il faut donc qu’il soit capable de faire avec l’incertitude, le doute, l’inquiétude et la culpabilité que cette nécessité va provoquer chez lui ». Ce propos développé au sujet de l’accompagnement en psychothérapie nous permet de mettre en avant le caractère inévitable de la souffrance liée au changement, tout en la relativisant, sans pour autant la négliger.
S’orienter volontairement vers le changement ou le subir par la « force des choses » révèle, dans tous les cas, le fonctionnement psychique humain et donc ces résistances psychiques automatisées, qui auraient tendance à nous maintenir dans un état constant éloigné de toute prise de risque. Mais parce que la vie est faite de réajustements permanents et d’interactions fluctuantes entre le sujet et son milieu, ces dépassements s’imposent à nous. Dans toute dynamique de changement, l’être humain est contraint à l’effort adaptatif, et, dans le cas de l’adaptation d’un sujet à un établissement, cet effort est considérable. Il est aussi réciproque puisqu’il se réalise tant du côté de la personne que de celui de l’institution.
5) Les enjeux du changement
A) Le passage d’un service de rééducation à un lieu de vie : le chemin de l’acception
Pré-admission, critères d’admission, dossier d’admission, commission d’admission, visite de pré-admission… Tous ces termes font référence à ce passage, cette entrée dans un nouvel établissement. Autant dire, cela peut être perçu comme un parcours difficile et semé d’embûches ! La procédure est parfois longue, car les places manquent. Ce temps de pré-admission peut aussi bien être un temps d’attente qu’un temps nécessaire à l’acceptation de l’idée d’une entrée en établissement. Il peut permettre, comme nous l’avons évoqué précédemment, une préparation vers un nouveau tournant de vie.
Nous allons développer dans cette partie l’aspect spécifique du passage, suite à un accident (traumatisme crânien ou accident vasculaire cérébral), d’un centre de rééducation à l’admission dans un lieu de vie de type FAM/MAS. Ce passage particulier marque un temps important dans l’acceptation du handicap et l’intégration de cette nouvelle vie.
a) La MAS comme nouveau groupe d’appartenance
Le rite de l’apothesis, expliqué précédemment, nous a montré qu’entrer en MAS, s’y faire admettre, c’est intégrer un groupe. C’est aussi être admis par un groupe d’individus. Au moment d’intégrer un lieu de vie, l’individu doit, à cause de la situation de handicap qui s’impose à lui, intégrer un nouveau groupe dont le point commun est d’être en situation de handicap. Dans un premier temps, voyons ce que nous dit la Psychologie Sociale concernant la notion d’intégration sociale et du besoin d’appartenance à un groupe.
Le dictionnaire de psychologie[29] définit l’intégration sociale comme un processus qui « consiste à assurer les coordinations nécessaires entre les unités ou parties d’un ensemble organisé en veillant à maintenir l’adéquation de ses normes et de ses valeurs ». Ce processus permet à l’individu de se situer et d’être situé dans un groupe ou une collectivité. Kuhn et McPartland[30] soulignent que nous faisons tous partie d’un groupe : lorsque nous nous demandons « qui suis-je ? », les premières réponses qui nous viennent à l’esprit renvoient à des appartenances groupales : « je suis étudiant », « je suis catholique », « je suis français »… Ce statut d’un membre de groupe n’est pas secondaire puisqu’il constitue notre identité sociale.
Selon Verena Aebischer et Dominique Oberlé[31], l’intégration sociale est un processus qui se développe dans un double mouvement : il implique de prendre en considération les contraintes de la société sur l’individu ainsi que les besoins et les aspirations qui poussent une personne à s’affilier et à s’intégrer dans un groupe. Dans notre cas, la contrainte de la société fait référence à l’inadaptation d’un retour à domicile, et donc à se situer. Toutefois, l’expérience clinique auprès des patients cérébro-lésés nous montre que le souhait du patient n’est pas toujours de s’affilier à ce nouveau groupe...
C’est pour explorer les fondements de ce désir d’affiliation que Stanley Schachter a réalisé une série d’expériences. Il a démontré qu’en se regroupant avec d’autres, l’individu cherche à se protéger de l’anxiété. Il précise toutefois que c’est seulement de la compagnie de personnes qui partagent le même sort que lui que l’individu pourra espérer un tel bienfait. C’est par rapport à elles qu’il pourra s’engager dans un processus de comparaison pour évaluer ce qu’il ressent.
En outre, l’intégration à un groupe et l’appartenance catégorielle font partie de la définition de soi qu’élabore l’individu. Selon Aebischer et Oberlé[32], dans ce processus, « l’appartenance ou l’aspiration d’appartenance à un groupe va de paire avec la différenciation avec les autres ; et l’autoévaluation par rapport à un groupe passe par l’évaluation de son propre groupe par rapport aux autres ».
Muzafer Sherif pense, quant à lui, que les « groupes de référence sont les groupes auxquels l’individu se rattache personnellement en tant que membre actuel ou auxquels il aspire à se rattacher psychologiquement»[33]. En d’autres termes, cela revient à dire que la personne a nécessairement besoin de s’identifier à un groupe, dans la réalité ou dans son désir.
D’un point de vue externe, il est simple de projeter le potentiel résident dans un nouveau groupe d’appartenance (la MAS). Au moment de la pré-admission, l’équipe professionnelle s’imagine déjà avec quels résidents il pourra échanger en fonction de ses capacités et de ses centres d’intérêts, et dans quelle chambre il sera, selon elle, le mieux. Ces anticipations ont la bonne intention de faciliter l’intégration sociale et de favoriser ce sentiment d’appartenance au groupe et à la collectivité. Toutefois, pour une personne ayant un tel chamboulement dans sa vie, n’ayant pas encore accepté son handicap et qui souffre parfois de sévères troubles cognitifs tel que l’anosognosie[34], la projection dans ce nouveau lieu n’est pas aisée. Il n’est pas systématiquement facile de se penser dans ce nouvel établissement et donc dans ce groupe d’appartenance de personnes en situation de handicap. La réalité du handicap, au moment de la visite de pré-admission, peut apparaître à la personne comme soudaine et violente. En voyant les autres résidents, et en se sentant potentiellement admis dans ce groupe, la personne peut se dire : « non je ne suis pas comme eux ! Je ne suis pas handicapé moi ! J’ai juste un peu de mal à marcher, mais si je veux, je peux travailler». Dans ce cas, la personne ne désire pas se rattacher psychologiquement à ce nouveau groupe d’appartenance. Ne pouvant se comparer pour le moment aux autres personnes en situation de handicap, elle le rejette. Si nous reprenons l’idée de Schachter, ses angoisses ne seraient alors pas atténuées ; cette personne désirant probablement s’affilier à un autre groupe d’appartenance. Par exemple, être employée de son ancienne entreprise, de laquelle elle se sent exclue puisqu’elle n’y est plus salariée.
b) Le deuil d’un corps et d’une vie ordinaires
Selon Hélène Oppenheim-Gluckman[35], la maladie et le handicap créent de la violence. « Toute maladie somatique grave produit de la violence sur le malade et son entourage, car elle crée une situation extrême. Cette violence, extérieure au sujet remet en cause ses capacités d’intégration psychique, son sentiment d’identité et d’appartenance ».
Le plus souvent, à ce stade de l’entrée en lieu de vie, l’acceptation du handicap est partielle, voire nulle. Nous pouvons entendre les patients nous dire « Je sais que ma jambe gauche ne fonctionne plus, mais je pourrais vivre seul à mon domicile sans difficultés ». Parfois, lorsque l’accident arrive plus tardivement dans la vie, vers 40 ou 50 ans, l’établissement renvoie pour certain à un EHPAD par le fait de ne plus être actif, de ne plus travailler et d’avoir des activités sédentaires.
M. E., résident en MAS depuis moins d’un an, exprime souvent ce sentiment : « Je ne vais pas rester ici jusqu’à ce que je crève ! C’est comme être en maison de retraite, comme mon père… Ce n’est pas une vie ça... ». D’autres ne peuvent réellement intégrer leurs handicaps du fait des troubles cognitifs, ajoutés au traumatisme psychique lié à la brutalité de l’accident : « Je vais rentrer chez moi de toute façon, je ne vais pas rester ici toute ma vie avec tous ces handicapés ! ». Ici, nous voyons bien que la personne ne s’intègre pas dans le groupe des personnes en situation de handicap. Ce sont les autres qu’elle considère souffrir d’un handicap, pas elle !
D’autres continuent de penser que leur état peut radicalement évoluer d’un jour à l’autre. Ils imaginent qu’ils pourront miraculeusement guérir, aussi vite que leur vie a basculé. L’exemple de Monsieur X., admis en MAS depuis moins d’un an est très parlant : il attendait du Psychologue, puis du médecin, qu’ils fassent un « miracle ». Il se raccrochait autant que possible à chaque petite intervention médicale qui pouvait avoir lieu et chaque rendez-vous, comme pouvant faire la différence et déclencher ce miracle tant attendu. C’est comme si M. X ne pouvait pas, pour le moment, intégrer son accident et sa situation de handicap dans son histoire personnelle. Nous pouvons penser qu’il tente de donner du sens à « l’inimaginable » et au « non-sens » en se créant des illusions[36], à distinguer d’une idée délirante. A ce propos Winnicott[37] évoque l’aire d’illusion comme « un état intermédiaire entre l’incapacité du petit enfant à reconnaître et à accepter la réalité et la capacité qu’il acquerra progressivement de le faire ». Suite à un accident de vie grave, ces personnes souffrant de lésion cérébrale sont comme dans cette aire d’illusion : elles connaissent la réalité puisqu’elles la voient au quotidien à travers leurs corps défaillants. Cependant, pour certaines, l’illusion que tout pourrait basculer de nouveau comme avant, aussi rapidement que cela l’a été pour l’accident, persiste en vain. Le deuil de la vie d’avant n’est pas achevé.
Le travail de deuil, que ce soit dans le cas de perte d’un proche ou lorsqu’il y a une maladie somatique ou un handicap, est toujours un processus complexe au cours duquel le sujet peut se « détourner de la réalité » (Sigmund Freud[38]). Selon Oppenheim-Gluckman [39], le travail de deuil dans le cas du handicap est souvent plus difficile que lors d’un décès d’un proche. Effectivement, c’est un deuil différent auquel le sujet doit faire face. Il est confronté à la perte d’une partie de lui-même : nouveau rapport à son corps, nouvelles sensations corporelles, nouvelles réactions de sa part ou celle de son entourage. C’est la perte d’une certaine familiarité avec lui-même et le monde qui l’entoure. Dans le cas de la perte d’un proche, la personne peut faire un travail psychique autour de cette perte en trouvant avec d’autres membres de la famille ou des amis un langage commun qui permet d’évoquer la vie de celui qui vient de mourir[40]. Dans le cas de la maladie ou du handicap, cela s’avère difficile puisque la personne se retrouve seule à faire le deuil de ce qu’était son corps auparavant.
Oppenheim-Gluckman[41], souligne que « le travail de deuil [lié à une maladie ou un handicap] serait le passage d’un savoir de connaissance sur la maladie ou l’accident à un savoir éprouvé avec intégration psychique dans son système propre de représentation et dans ses fantasmes inconscients de la perte et du manque liés à l’accident et à ses conséquences ».
Suite à une situation de handicap, le travail de deuil est très long et variable selon l’histoire consciente et inconsciente de chaque individu et de sa famille, des deuils ou à des traumatismes antérieurs et de la façon dont l’accident et ses conséquences s’intègrent dans cette histoire. Il est indispensable et nécessaire de respecter ce temps. Il aura fallu 10 ans à Mme D., entrée en MAS depuis 7 ans, pour accepter et intégrer sa situation de handicap et pour pouvoir en parler sans être envahi par ses émotions : « Aujourd’hui je peux vous parler de mon accident sans pleurer, je peux enfin dire que j’accepte mon handicap ! ».
Dans le cas des personnes souffrant de lésions cérébrales graves, tous les médecins rééducateurs soulignent que la prise de conscience du handicap est particulièrement malaisée. Selon Heilporn et Noel[42], les patients paraplégiques ne sont pas immédiatement conscients de leur handicap. Leur image et leur représentation du corps reste inchangées durant la période aigüe. La création d’une nouvelle image est le résultat d’une lente maturation. Les atteintes cognitives et l’anosognosie expliqueraient cette difficulté encore plus importante dans le cas des personnes cérébro-lésées.
Dans le premier cas, il y a un rapport visuel à la partie handicapée, mais pas toujours dans le second.
En cas d’atteinte cognitive sans atteinte motrice, il n’y a pas ce rapport visuel. C’est ce que nous appelons le handicap invisible[43]. Cette absence de visualisation rend difficile une conscience même ambigüe de la partie de soi lésée. Le handicap ne signifie pas forcément être en fauteuil roulant !
c) Se préparer à l’entrée en MAS
La pré-admission revient à préparer l’admission du résident : le terme « préparer » emprunté au latin « praeparare » (dérivé avec le préfixe « prae- » «devant, en avant», de parare «apprêter, arranger») signifiant «ménager d'avance, apprêter d'avance», correspond à différentes définitions. Du dictionnaire Le Larousse[44] nous retiendrons celle-ci, qui semble correspondre aux patients cérébro-lésés : « Préparer : amener progressivement quelqu'un à être dans les conditions qui lui permettront de franchir un obstacle, de supporter au mieux quelque chose ».
Pour que l’entrée en MAS se réalise de la meilleure manière, notamment lorsque le deuil n’est pas encore établi, il convient de préparer au mieux le futur résident à ce qui l’attend. La préadmission joue ce rôle.
Les expectations du sujet doivent être prises en compte, entendues et replacées dans la réalité des faits liés aux handicaps. Ceci dans le but de ne pas créer de faux espoirs ou d’attentes déçues vis-à-vis de l’établissement à intégrer. L’équipe, lors de la visite de pré-admission, doit se montrer honnête avec le futur résident concernant ce qu’elle peut lui apporter. Son rôle est de veiller à ce que l’établissement soit adapté aux troubles de la personne.
Vignette clinique
« Il n’était pas stipulé dans le dossier de Mme G. qu’elle avait à plusieurs reprises cherché à quitter le centre de rééducation, se mettant en danger à l’extérieur. Lors de la visite de pré-admission, l’équipe découvre ce fait par les professionnels l’accompagnant. L’établissement ne possédant pas de système de fermeture sécurisé (structure ouverte sur l’extérieur), il a été convenu, suite à cette raison, que l’admission ne se fera pas. Le risque que la patiente se mette en danger étant trop élevé ».
De même, lors de la visite de pré-admission, l’établissement doit lui être présenté et le fonctionnement expliqué. En effet, en centre de rééducation, le patient a des activités tout au long de la journée : kinésithérapie, ergothérapie, orthophonie, etc. Les séances et les ateliers rythment le quotidien, souvent bien chargé, de ce dernier. Tous les professionnels sont autour du patient et l’encouragent face aux progrès effectués, le but étant de récupérer un maximum de capacités. L’admission en MAS marque le moment où la rééducation atteint ses limites. De nouveaux progrès pourront encore avoir lieu, mais de façon peu soutenue. Entrer en FAM/MAS signifie pour la personne de ne plus être dans cette démarche de récupération. Dans un lieu de vie, les activités à visées rééducatrices sont réduites. Il est important d’informer le patient que les professionnels, notamment les paramédicaux cités plus haut, seront présents essentiellement dans le but d’un maintien des capacités retrouvées et que, par conséquent, le nombre de séances sera moins important. La personne devra donc se focaliser sur un nouveau projet[45].
Nous l’avons constaté, l’admission en établissement pour les personnes cérébro-lésées, après le temps de la rééducation, reste un passage difficile puisqu’il conjugue à la fois l’intégration sociale du résident dans un nouveau groupe d’appartenance et l’intégration que lui-même doit se faire de son propre handicap. Le premier aspect étant grandement dépendant du second. La préparation, par ce temps de pré-admission, puis d’admission, peut aider à ce que ce passage se fasse en douceur et que le futur résident puisse par la suite se projeter dans un nouveau chemin de vie.
B) Le passage d’un lieu familial à un lieu institutionnel
a) Un risque de déstabilisation existentielle
L’admission d’une personne n’est pas qu’un événement significatif dans la vie de l’institution : elle est surtout une étape importante dans la démarche au long cours menée par l’usager et ses aidants. En effet, le fait d’entrer dans l’établissement ne constitue pas simplement une opportunité d’accueil pour la personne : ce moment peut être vécu comme une véritable épreuve par le bouleversement existentiel et la remise en cause du système familial qu’il implique.
Parmi les facteurs pouvant expliquer cela, l’effet de la dépendance concrète induite par le handicap ne peut être écarté. Vivre aux côtés d’une personne dépendante génère en effet une organisation spécifique de la famille. Qu’il s’agisse de la structuration des journées ou du devenir professionnel des aidants, cet accompagnement exigeant finit bien souvent par créer une réalité tout à fait particulière. Il est important de saisir que si l’adulte en situation de handicap a besoin de ses proches pour les gestes de la vie quotidienne, ces mêmes gestes peuvent devenir une ritualisation prenant peu à peu le pas sur les autres sphères d’existence familiale. Il s’agit, ici, de la construction d’un lien de co-dépendance parfois très puissant.
Cette situation peut être compliquée par le peu de solutions institutionnelles proposées aux adultes. La centration familiale autour des besoins de l’adulte dépendant débute souvent dès sa sortie des structures pour enfants telles que les IME. L’indigence actuelle en terme de financement des structures publiques et associatives peut faire perdurer cette situation pendant des années, voire des décennies. C’est le début de ce que beaucoup de familles nomment « l’enfer des listes d’attente ».
C’est une réalité appuyée par plusieurs études de terrain, notamment celle de la DREES. Cet organisme rappelait il y a quelques temps que « 62% des deux millions d’adultes âgés de 20 à 59 ans vivant à domicile et déclarant une pension d’invalidité ou un taux d’incapacité sont aidés par des aidants non professionnels, c'est-à-dire pour une très large majorité, l’entourage familial »[46].
Au fur et à mesure que le temps passe, l’accompagnement de l’adulte, ayant déjà un fort impact sur la famille, peut devenir le pivot-même de son fonctionnement. Plus qu’une « tâche parentale », l’accompagnement se dote alors d’un sens tout à fait autre : celui d’une mission pour laquelle les parents se dévouent. Il est question, ici, de la dimension sacrificielle du prendre-soin, qui reste une problématique clinique spécifique au champ de la dépendance et de la vulnérabilité.
L’admission, dans cette optique, constituerait un ébranlement potentiel de ce système, avec toutes les angoisses et incertitudes que cela peut supposer.
Ces deux facteurs nous aident à comprendre en quoi ce bouleversement peut concerner la personne, mais également ses parents lorsque ces derniers sont aidants principaux depuis très longtemps. Il ne s’agit pas simplement de permettre à un adulte de vivre dans un environnement adapté à ses désirs et besoins : il s’agit également d’amener ses parents à accepter une sorte de passage de relais, alors même que cela peut percuter tout un pan existentiel lié au sacrificiel et au dévouement consenti. Nous n’aborderons pas, ici, la difficulté pour les parents de percevoir la dimension d’adulte de leur enfant, mais il est bien évident que le nursing et l’assistance quotidienne compliquent encore un peu plus ce passage en structure dite « pour adulte »[47]. Pour nous aider à penser cette situation complexe, réfléchir sur nos procédures institutionnelles d’admission nous semble primordial. C’est par l’organisation même de nos pratiques que nous venons rencontrer ces parents, et c’est donc par son ajustement à leurs besoins que nous pouvons éventuellement en amoindrir ou en neutraliser la violence potentielle.
b) Aspects institutionnels : un écueil éthique dans le processus d’admission
En considérant l’apport théorique d’Henri Wallon, nous pouvons penser la personne « candidate à l’admission » et l’établissement comme deux unités de la dialectique organisme/milieu. Ces deux unités sont en interaction réciproque, interaction à laquelle toute chose est soumise. Comme dans toute dynamique, les unités en question se développent conjointement selon un principe d’alternance dite fonctionnelle : s’intéresser au sujet revient également à se pencher sur l’institution (et inversement). Dissocier l’organisme du milieu reviendrait à faire fi du principe même de la vie. Cette alternance fonctionnelle[48] vise à maintenir un équilibre grâce aux différents types d’activités déployées par l’organisme comme par le milieu[49], tout en considérant l’effet que l’un peut avoir sur l’autre.
Nous avons abordé dans notre écrit l’impact du dispositif d’admission sur les sujets ; nous avons mis l’accent sur la nécessité de questionner la manière dont nous organisons ces rencontres. Il nous paraît pertinent, dans la logique du principe d’alternance et d’interaction exposée en supra, de développer cet intérêt pour le statut de l’établissement en tant qu’accueillant. Précisons que l’établissement peut à la fois être le milieu qui accueille une personne mais aussi être un organisme lui-même en interaction avec un milieu plus général : la société. Si l’admission convoque la réalité de la personne, qu’en est-il de celle des établissements médico-sociaux en France ?
L’accueil est la principale mission d’un établissement, qui détermine l’accompagnement qu’il propose. Pour autant, un établissement ne peut accueillir toutes les personnes qui se présentent à lui. Cette incapacité s’explique tout d’abord par le nombre de places, qui, nous cesserons de le répéter, est largement insuffisant par rapport au nombre de demandes, mais aussi par l’orientation et la spécialisation de l’établissement. En effet, bien que toutes les personnes accueillies présentent des problématiques uniques, les établissements orientent leur projet d’ouverture puis d’accompagnement en fonction d’un public particulier ; chaque établissement a en quelque sorte sa spécialité, son identité[50]. A ces deux aspects viennent s’ajouter les écueils liés à notre réalité sociale et économique. Pour un établissement, accueillir implique nécessairement une correspondance entre les capacités de l’établissement ; nous parlons de services, voire de prestations, et des besoins de la personne. Il s’agit donc de veiller à ce que les particularités d’un établissement répondent aux besoins du résident accueilli, mais qu’en est-il de la réciproque ? Dans quelle mesure une commission d’admission n’est-elle pas discriminante ? Nous avons précédemment établi un parallèle entre le vocabulaire institutionnel et celui du recrutement, ce qui nous a permis d’évoquer la dimension évaluative de l’admission. Ne pouvons-nous pas filer ce rapprochement jusqu’à la notion d’utilitarisme, voire jusqu’à celle de plus-value, notion décriée par Jacques Lacan lorsqu’elle est associée au sujet humain ?
Evidemment, il ne s’agit pas pour nous d’associer un fonctionnement économique à celui d’un établissement médico-social[51] mais plutôt de révéler l’influence que l’un a sur l’autre dans un contexte économique difficile. Ce serait une erreur de penser que, pour l’institution, les « caractéristiques » de la situation de la personne (troubles du comportement, dépendance, « lourdeur » des soins…) ne sont pas intimement liées à ce qu’elles engendreraient : une « charge de travail » pour les professionnels. Cependant, même dans ce contexte problématique où la masse salariale ne peut évoluer selon les spécificités et les difficultés d’accompagnement, la quantification d’une situation et de la « charge de travail » qu’elle engendre ne doit pas pour autant s’imposer au premier plan des commissions d’admission. La réflexion d’un établissement sur son positionnement éthique est décisive pour le maintien de ses objectifs initiaux.
Un phénomène défensif bien connu en Psychologie est celui de la résistance au changement. Cette résistance s’établit en réaction à l’introduction d’un nouvel aspect dans le milieu. La nouveauté ou le changement peut alors être rapidement identifiée comme un risque ou un danger. Ce mécanisme est d’autant plus vrai et puissant lorsque l’organisme, la personne ou, dans notre cas l’institution, est insécurisé (rigueur budgétaire). Pour sa survie, l’institution -comme tout être vivant et organisme en perpétuelle adaptation – déploie différentes activités pour maintenir son homéostasie (équilibre du rapport organisme/milieu). Chaque admission peut être considérée comme porteuse d’un risque potentiel pouvant déstabiliser l’équilibre institutionnel. La décision prise par une commission d’admission peut donc être orientée par ce mécanisme défensif où l’intérêt de l’institution primera sur celui de la personne. Si l’éthique professionnelle doit ici s’imposer, l’institution pour se sécuriser peut alors étayer sa réflexion sur des outils. Cette sécurisation pourra alors réduire les réactions défensives. Comme le dit très justement Roland Gori[52], l’évaluation quantitative est une « folie » contemporaine qui pousse à la « servitude ». Elle est par définition réductrice. Cependant, nous ne pouvons nier son pouvoir de réassurance sur les différents systèmes. Les données deviennent avec elle maîtrisables, contrairement à ce que peut être et ne doit pas être l’individu. L’évaluation peut devenir un outil pertinent, de part l’objectivation d’une situation (et non d’un individu). Lorsqu’elle est au service de l’accompagnement d’une personne, elle peut mettre en exergue certains aspects de son rapport au monde, qui lors de l’admission se présente dans toute sa complexité.
Renato Saiu a élaboré, dans le cadre de sa pratique de Psychologue en milieu gérontologique, un questionnaire d’intégration psycho-sociale[53] permettant d’identifier les différents potentiels adaptatifs de la personne. Cet outil servant à l’élaboration du projet de vie en EHPAD pourrait être adapté aux autres institutions médico-sociales. Il serait employé, par exemple, lors de périodes de stages ou d’accueil temporaire afin d’évaluer l’adéquation, non pas entre la personne et l’établissement, mais entre ses capacités adaptatives réelles et ce qu’elle a pu mettre en place dans le nouveau milieu. Comme la Psychologie Humaniste nous l’enseigne, toute personne est guidée par son potentiel d’évolution ; l’état de fixité psychologique n’existe pas. Cet outil d’évaluation pose alors les questions suivantes : par le passé, à quoi la personne est-elle parvenue et qu’a-t-elle mis en place avec une certaine aide? La personne a-t-elle suffisamment de ressources psychiques à cet instant pour intégrer un nouveau milieu ? Puis, dans un second temps, les professionnels peuvent s’interroger sur ce qui, dans le nouveau milieu, a facilité la mise en place de telle activité.
Pour reprendre le concept d’alternance fonctionnelle développé par Henri Wallon[54] , nous pouvons penser que, bien qu’indissociables, l’organisme et le milieu connaissent des phases d’activités particulières où l’un sera plus investi que l’autre.
La première de ces deux phases est centrifuge. Elle correspond, par exemple, au moment où l’enfant est tourné vers lui-même et sa construction interne (égocentrisme). Cette première période est celle de la concentration sur soi. A l’instar de cette dynamique de développement psychique, l’institution doit, avant toute autre chose, offrir à la personne la possibilité de vivre ce temps pour elle-même. Dans le cas de personnes présentant un handicap mental et psychique, ce temps peut être plus ou moins long, possiblement fait de moments de crise (agitation ou à l’inverse inhibition de type repli). Ce temps est celui de la prise de repères, comme le souligne Dominique Juzeau : « On peut remarquer chez la personne en grande dépendance, le besoin de repères et de stabilité au niveau des personnes qui l’accompagnent et la possibilité de les identifier ».[55]
Ce n’est que dans un second temps, lors de la phase centripète, que la personne sera en mesure de se tourner vers les objets extérieurs et qu’elle pourra utiliser son expérience personnelle pour s’adapter au milieu.
Nous l’avons évoqué : si cette alternance fonctionnelle entre phase centrifuge et centripète s’inscrit dans le cadre institutionnel, elle reste plus globalement liée au développement psychique de la personne elle-même. Ainsi, prendre en compte ce besoin spécifique revient à considérer le sujet au cœur d’un chemin de vie qui lui est propre.
Ces processus de développement sont d’ailleurs si essentiels à la compréhension de la personne que nous les retrouvons dans diverses théories du fonctionnement psychique.
Ainsi, lorsque Freud[56] évoque les notions de narcissisme primaire et secondaire, il prend lui aussi en compte cette dialectique entre centration sur soi et investissement objectal. C’est bien parce que l’enfant a pu se construire une aire d’illusion suffisante[57] que son assise existentielle est assez consolidée pour lui permettre ensuite de se confronter progressivement à l’épreuve de réalité. Il apprendra donc peu à peu à investir l’extérieur tout en maintenant une partie de son énergie psychique orientée vers son moi[58].
Ainsi, la construction de cette « balance » entre investissement sur soi (« libido du moi ») et investissement sur l’extérieur (« libido d’objet ») n’est pas sans rappeler le processus institutionnel d’admission, dans lequel il est nécessaire de laisser à la personne la possibilité d’investir son énergie psychique sur elle-même et sur l’extérieur à son propre rythme et selon ses besoins singuliers.
Dans un autre registre, Castoriadis[59] nous parle du passage primordial entre la position du mode d’être-psychique et d’être social-historique. Durant celui-ci, la production imaginaire de la personne cesse peu à peu d’être autocentrée et liée au seul besoin/plaisir : elle s’inscrit progressivement dans un jeu d’influence réciproque avec les composantes imaginaires instituées provenant du monde extérieur.
Qu’il s’agisse de Wallon, Freud ou Castoriadis, chacun de ces auteurs a donc ses mots et sa pensée pour évoquer une réalité psychique essentielle : le sujet se développe autant dans son rapport à lui-même que dans son rapport au monde, chacun influençant l’autre en permanence. Ainsi, considérer le sujet dans sa globalité humaine suppose de s’adapter aux besoins qu’il manifeste ; que ces derniers prennent la forme d’un repli sur soi consolidant son identité (centrifuge, retournement libidinal sur le moi, radicalité imaginaire) ou d’une ouverture aux autres (centripète, investissement objectal, jeu d’influence social-historique).
Bien qu’une évaluation puisse aider les professionnels dans leur décision, cette réalité du sujet nous permet de dire qu’aucune situation subjective n’est véritablement prévisible. Comme dans tout accompagnement, la confiance accordée à l’autre et la prise en compte de son vécu singulier, sont décisifs pour l’avenir.
6) En conclusion
Cette réflexion s’est intéressée à la pré-admission et à l’admission en structure médico-sociale, c'est-à-dire aux pratiques mises en œuvre lorsqu’il s’agit d’accueillir une personne au sein du dispositif institutionnel. Pour ce faire, différentes dimensions entrant en jeu dans ce processus ont été abordées.
En préambule, quelques considérations étymologiques nous ont permis de préciser les différents sens que pouvait prendre le terme « accueillir ». Cela nous a amené à établir un premier jalon éthique: plus qu’une simple pratique d’établissement, l’accueil est une fonction institutionnelle posant les fondements même de la possibilité d’accompagnement du sujet.
C’est sur cette base que s’est construite notre réflexion, tant au sujet de la pré-admission et de l’admission que sur les enjeux de ces deux temps pour le sujet et ses proches.
Concernant la pré-admission, nous avons pu insister sur l’importance d’une vigilance quant à la violence qui peut parfois se déployer au sein des institutions. Nous avons tenté de montrer que cette dernière peut se situer au niveau imaginaire, nous incitant alors à penser la place du sujet dans un contexte social-historique porteur de motifs spécifiques. Davantage qu’un « candidat », la personne est un sujet inscrit dans une époque oscillant entre création et héritage culturels. C’est à ce propos qu’une précaution particulière nous a semblée être à apporter au niveau de nos discours et des positions à partir desquelles ils sont adressés aux personnes.
Cette notion de « candidature » nous a d’ailleurs amené à mettre en lumière la tension existant entre les besoins du sujet et les contraintes sociales et financières pesant sur les établissements. Si ces contraintes sont une réalité au niveau social, elles comportent également le péril d’amener une confusion dans la demande effectivement étudiée par les commissions d’admission.
Notre réflexion s’est ensuite poursuivie sur ce temps particulier qu’est l’admission, c'est-à-dire l’entrée effective d’une personne dont la candidature a obtenu l’agrément de la commission d’admission. Trois jalons éthiques particuliers ont pu être posés à ce propos : l’importance de différencier l’administratif (admission) de l’humain (accueil), la vigilance quant à une possible confusion entre un accueil au sens littéral du terme (topologique) et la fonction d’accueil, omniprésente et nécessaire au prendre-soin.
Enfin, il a été souligné l’importance de ne pas confondre le statut, le rôle et la fonction des professionnels. Si chacun a un statut qui lui est propre, son rôle n’est pas décrété mais attribué par les usagers eux-mêmes. La fonction d’accueil, quant à elle, est de la responsabilité de tous. Héritage de la psychothérapie institutionnelle, cette conception nuancée de la pratique professionnelle nous semble être à même de favoriser l’accompagnement au sein d’un établissement perçu comme « lieu où l’on prend soin » autant que comme « lieu qui prend soin » de par son propre fonctionnement.
Ces trois jalons nous semblent donc pouvoir favoriser un accueil humain, institutionnel et favorable à la rencontre du sujet dans sa globalité.
L’accueil étant une fonction dévolue à tous les acteurs institutionnels, le Psychologue ne saurait en être écarté. Sa posture spécifique et son attention à la question de la demande en font une potentielle ressource pour une structure cherchant à donner sens à son action. En effet, s’il s’agit d’accueillir et de faire reconnaître la demande du sujet, il est également question d’aider ce dernier à la construire, voire à l’extraire des jeux d’influence dans lesquels elle peut se trouver. C’est à ce titre que le Psychologue dispose, peut-être, d’une place privilégiée de par sa formation, sa position de cadre et ses missions spécifiques. Par ailleurs, il fait également partie des garants d’une certaine posture éthique cherchant à préserver l’établissement d’un renversement des priorités. Ce renversement peut prendre la forme d’une attention soutenue aux inconvénients d’un accompagnement complexe plutôt qu’à la mise en œuvre des possibilités institutionnelles dans l’intérêt du sujet. Dans ce cadre, la reconnaissance de sujet dans sa dimension psychique et citoyenne trouve toute sa place.
C’est cette dimension particulière qui nous a permis d’étayer, pour clore ce repère, une réflexion sur les différents enjeux concernant le sujet vivant une situation d’admission.
Nous avons pu présenter le cas particulier des personnes présentant un handicap acquis, qui se voient parfois contraintes de vivre des problématiques majeures au niveau de l’identité et du travail de deuil. Bien que spécifique, cette thématique nous a amené à présenter des théorisations importantes au niveau institutionnel. Dans la mesure où tout établissement doit s’interroger sur l’influence qu’un statut (ici, d’handicapé) peut avoir sur une personne en fonction de son passé et du rôle qu’elle s’attribue, cette problématique rejoint celle, plus générale, de l’influence réciproque entre groupe et individu. A ce titre, une transparence réciproque lors des pré-admissions (dossier des usagers, possibilités réelles de l’établissement) nous apparaît comme nécessaire.
Cet enjeu d’un passage entre lieu de soins et lieu de vie n’est pas le seul à être convoqué : celui du passage entre lieu de vie familial et lieu de vie institutionnel l’est tout autant. Il s’agira alors de ne pas oublier que les familles ont également un vécu propre (parfois percuté et déstabilisé par une possible admission) nous imposant certaines précautions.
En miroir, les établissements sont également concernés par cette contextualisation (psychique, mais également économique et institutionnelle) et doivent en penser les effets afin de ne pas en être prisonniers.
Anatole France disait qu’« il faut mourir à une vie pour entrer dans une autre ». Cette réflexion peut être résumée à ceci : le processus d’admission, vu par le prisme de la fonction d’accueil, est une double opportunité : celle de penser l’entrée de l’usager dans sa nouvelle vie, et donc d’aider à panser les blessures que cet avènement à une nouvelle réalité pourrait créer.
[1] Winnicott, D., La mère suffisamment bonne, Petite Bibliothèque Payot, 2006.
[2] Galienne, A., Faire l'accueil c'est moite moite, Intervention D.U. de Psychothérapie Institutionnelle de Lille, 13 Avril 2006.
[3] Delion, P. (2006), « Accueillir la personne psychotique : espaces thérapeutiques, temps interstitiels et vie quotidienne » In : Psychose, vie quotidienne et psychothérapie institutionnelle. Paris : Gallimard. pp. 11-20.
[4] Barthélémy, S., La fonction phorique, être porté pour porter, Revue Santé Mentale, Février 2015, p.14.
[5] Le transfert et le contre-transfert sont des phénomènes inconscients qui se déploient dans l’ensemble des relations que nous nouons au quotidien ; l’approche analytique repose sur la prise en compte et l’analyse de ces mouvements transférentiels. Le transfert renvoie à l’ensemble des affects et sentiments manifestés par le patient envers son thérapeute (ou par le résident envers les membres de l’équipe). Il s’agit du déplacement, sur le professionnel, de scénarii infantiles adressés en fait à d’autres figures primordiales de la vie du sujet (souvent les figures parentales). Le contre-transfert correspond lui à l’ensemble des affects et sentiments ressentis par le thérapeute envers le patient (ou encore par les membres de l’équipe envers le résident). Le contre-transfert fait écho au transfert mais aussi à l’histoire du professionnel.
[7] Castoriadis, C. , L’institution imaginaire de la société, 1975.
[8] C'est-à-dire permettant au sujet de créer des formes psychiques dénuées de lien avec la réalité ; tels les « objets néantisés » de Sartre.
[9] Le terme « advenu » est utilisé à dessein. Dans cette logique mythique, l’enfant prodigieux ne « provient » pas de l’accouplement de ses parents : il « advient » en raison de la volonté divine. Advenir suppose l’absence de causalité initiale, ce qui correspond à l’idée que les dieux sont créateurs et non producteurs.
[10] Il est intéressant de noter que cette pratique particulière entre dans le cadre général de l’ordalie (du latin médiéval « ordalium », « jugement de dieu »). Cette dernière prenait soit une forme unilatérale (les dieux jugeaient eux-mêmes la personne, comme en Egypte où l’on jetait dans le Nil les nouveau-nés d’origine suspecte pour prouver, par le sauvetage divin, la noblesse de leur lignée) ou bilatérale (on parlait alors d’ordalie judiciaire, dans laquelle les combattants se voyaient attribuer la victoire par la main de dieu). Il s’agit d’un rite extrêmement ancien, déjà présent dans le code de Hammurabi (env. 1170 av. J.C.).
[11] Aristote, Les politiques, Paris, Flammarion, 1990, 1335 b 19-20, p.507.
[12] Lévi-Strauss, C, Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958, p.231.
[13] Foucault, M., Les mots et les choses, 1966.
[14] L’épistémè étant en quelque sorte le « contexte méta-épistémologique » déterminant le type de savoir potentiellement accessible.
[15] Barthes, R., Mythologies, in Barthes, R., Œuvres complètes, vol. 1, 1993.
[16] Castoriadis, C., Sujet et vérité dans le monde social-historique. La création humaine 1, 2002.
[17] Georges Canguilhem (ref. en infra) distingue l’anomal de l’anormal en cela que le premier diffère de la norme, tandis que le second en est une variation importante (par défaut ou par outrance).
[18] Au sens aristotélicien du terme, c'est-à-dire la « phantasia » en tant que capacité humaine à donner sens au monde par le biais de son imagination.
[19] Le handicap, lorsqu’il est très invalidant, place fréquemment les aidants (essentiellement familiaux) dans une posture de « porteurs de parole » pour le sujet n’ayant pas accès à la verbalisation, voire à la symbolisation.
[20] Jankélévitch, V., La mort, Flammarion, Coll. Essais, 2008.
[21] Jusqu’à, parfois, atteindre des extrêmes dans ce désir de l’approbation de l’autre. Les subterfuges et les dissimulations de certaines problématiques comme les troubles du comportement ne sont pas si rares.
[22] Foucault, M., L’archéologie du savoir, Paris : Gallimard, 2008 (1969), p.71.
[23] Watzlawick, P., Une logique de la communication, Points, 1979.
[24] Chavaroche, P., L'accompagnement des adultes gravement handicapés mentaux dans le secteur médico-social, Erès, 2012.
[25] Michel Balat, site Internet : http://www.balat.fr/
[26] Chavaroche, P., Ibid.
[27] Tosquelles, F., Education et Psychothérapie institutionnelle, Collection P.I. Hiatus, 1984.
[28] Chabrier, L., Psychologie Clinique, Editions Hachette Supérieur, 2006, p 53.
[29] Doron R., Parot, F., Dictionnaire de psychologie, Presse universitaire de France, 2004.
[30] Kuhn M.H., McPartland T.S., An empirical investigation of self-attitudes. American Sociological Review, 19, 1954, pp. 68-76.
[31]Aebischer A., Oberlé D., Le groupe en psychologie sociale, Dunod, Paris, 1998.
[32] Aebischer V., Oberlé D., Ibid.
[33] Sherif M., An outline of social psychology. New-York, Harper & Brothers, 1956.
[34] Anosognosie : méconnaissance par le patient d’un déficit d’origine neurologique pouvant aller jusqu’au refus ou à la négation de ce déficit. Concerne principalement un déficit hémiplégique gauche, s’inscrivant dans un contexte de négligence. Peut aussi concerner l’amnésie antérograde ou tout autre trouble neurologique.
[35] Oppenheim-Gluckman, H., La pensée naufragée, Ed. Economica, 2006.
[36] Le terme illusion est utilisé ici au sens décrit par Robert Stoller : « l’illusion fait intermédiaire, dû à une mauvaise interprétation de la réalité extérieure, mais ne la reconstruit pas. La croyance inconsciente n’est pas assez forte pour balayer entièrement l’épreuve de la réalité par le moi ». Stoller R., Création d’une illusion, l’extrême féminité chez les garçons, Nouvelle Revue de Psychanalyse, 1971, 4, pp. 54-72.
[37] Winnicott, D.W., (1971), Objets transitionnels et phénomènes transitionnel, Jeu et réalités, Paris, Gallimard, 1975, pp. 7-39.
[38] Freud, S., (1917), Deuil et mélancolie, Métapsychologie, Paris, Gallimard, 1978, pp. 145-174.
[39] Oppenheim-Gluckman H., La pensée naufragée, Ed. Economica, 2006.
[40] Pour une évocation du travail de deuil en institution médico-sociale, voir Bemben, L., Kaisser, L., La mort et le deuil, Repères éthiques, Juillet-août 2014.
[41] Oppenheim-Gluckman H., Ibid.
[42] Heilporn A., Noel G., Reflections on the consciousness of disability and somatognosis in cases of acute spinal injuries. L’encéphale, 30, 2004, pp. 171-81.
[43] Handicap invisible : ce terme est souvent employé pour les personnes ayant eu un traumatisme crânien et souffrant de troubles cognitifs, sans qu’il n’y ait forcément d’atteinte motrice ; ce qui rend le handicap non visible au premier abord. Par exemple des troubles de la mémoire plus ou moins importants (amnésie rétrograde ou antérograde), des troubles de l'attention et du raisonnement ainsi que des troubles phasiques, gnosiques et praxiques.
[44] Jeuge-Maynart, Le Petit Larousse illustré, Larousse, 2007.
[45] A ce propos, voir Bemben, L., Kaisser, L., Kalis, C., Le projet de vie, Repères éthiques, avril-mai-juin 2015.
[46] DREES, Etudes et résultats, n° 186, août 2002.
[47] A ce propos, voir Bemben, L., Kaisser, L., L’accompagnement à la vie d’adulte, Repères éthiques, novembre-décembre, 2014.
[48] Ce terme renvoie au principe développemental relatif à l’alternance de phases centrifuges et centripètes permettant l’intériorisation des conditions du milieu par le sujet et l’intégration relative de celui-ci au milieu.
[49] C’est l’activité qui vient faire lien entre l’organisme et le milieu, ce sont les retours ou feedback environnementaux qui influent sur les réajustements de l’organisme et inversement.
[50] La spécialisation d’un établissement s’établit sur le « type » de population accueillie : personnes en situation de polyhandicap, personnes présentant des lésions cérébrales, personnes en situation de handicap psychique et/ou mental, personnes présentant des troubles du spectre autistique…
[51] Les MAS, FAM ou foyers d’accueil sont actuellement, rappelons-le, des établissements à but non-lucratif, publics ou privés.
[52] Journée de travail autour de l’ouvrage « De quoi la Psychanalyse est-elle le nom ? » du 12 mars.2011, intervention de Roland GORI à UFR LASH, Université de Nice Sophia Antipolis. Lors de cette rencontre, l’auteur a comparé la démarche évaluative à une logique de domination ne donnant l’occasion à la personne de décider devant une démonstration dite rationnelle et objective.
[53] Questionnaire d’intégration psycho-sociale : http://www.psygero.fr/articles/le-questionnaire-d-integration-psychosociale-un-outil-de-construction-du-projet-de-vie-individualise-en-ehpad.
[54] Wallon, H., Les alternances fonctionnelles, In : L’évolution psychologique de l’enfant, Ed. Armand Colin, 2002.
[55] Juzeau, D. (dir.), Vivre et grandir polyhandicapé, 2010, p. 174.
[56] Freud, S., Pour introduire le narcissisme, in la Vie sexuelle, P.U.F., Paris, 1966.
[57] Le narcissisme primaire étant pensé comme une période de centration totale sur soi, durant laquelle l’enfant n’est pas en mesure de différencier ce qui provient de lui et de l’extérieur.
[58] Le narcissisme secondaire étant cette énergie orientée vers le moi, mais dénuée de l’illusion radicale d’un narcissisme primaire niant la réalité extérieure.
[59] Castoriadis, C., L’institution imaginaire de la société, 1975.