Les stades piagétiens

Un stade rende compte d’une étape du développement d’un sujet. On parle également de « période de développement », ce qui est peut-être plus favorisant pour comprendre la notion d’étendue temporelle reliée à ce concept.

Les stades de développement se caractérisent par :
- Un ordre constant : chaque stade succède à un autre, dans un ordre qui ne varie pas selon les sujets. Cependant, le temps passé dans une période de développement donnée varie énormément dans la mesure où il est très dépendant des caractéristiques du sujet et de son environnement. Globalement, on peut dire que chacun passe par les mêmes stades, mais pas nécessairement au même moment ou pour la même durée.
- La rétrocompatibilité des acquis antérieurs: les structures mentales construites dans un stade donné sont transformées et intégrées dans les stades qui suivent. Atteindre une période donnée ne prive donc pas des acquis issus des périodes antérieures. Sinon, chaque adulte ayant atteint un stade de raisonnement abstrait serait incapable de manœuvrer en raisonnement concret. Comprendre Kant n’empêche pas de savoir planter un clou !
- Une structure d’ensemble : il ne s’agit pas d’un assemblage disparate de capacités et de conduites. Il est davantage question d’un « niveau » de connaissance articulé autour de composantes utilisées par toutes les capacités de ce niveau. Par exemple, la période opératoire concrète permet l’utilisation des opérations. Ces opérations sont utilisées dans toutes les conduites appartenant au stade considéré.
- Une phase préparatoire et une phase d’achèvement.

Classiquement, Piaget distingue quatre grandes périodes :

La période sensorimotrice

A titre indicatif : de la naissance à 18-24 mois.

Les comportements deviennent de plus en plus intentionnels : les réflexes semblent prédominants à la naissance. Peu modulables au départ, ces comportements vont s’affiner, se différencier, intégrer de nouveaux éléments. Tout ceci tend à les transformer petit à petit en comportements intentionnels et non plus instinctifs. Par exemple, on voit cette évolution lorsque le bébé ne tire plus la couverture par réflexe mais plutôt pour saisir un objet posé dessus.

Les comportements se tournent vers l’extérieur : cette évolution s’aperçoit au travers des réactions circulaires. Ces dernières désignent des comportements obtenus par hasard et qui tendent à se répéter indéfiniment. Il est distingué :

Les réactions circulaires primaires : les actions répétitives du bébé sont centrées sur son propre corps (prolongement des comportements réflexes).

Les réactions circulaires secondaires : les actions ne sont plus exclusivement centrées sur le corps : la manipulation des objets de l’environnement apparaît.

Les réactions circulaires tertiaires : Piaget les situe « lorsque l’enfant répète les mouvements qui l’ont conduit au résultat intéressant, il ne les répète plus tels quels mais les gradue et les varie de manière à découvrir les fluctuations du résultat lui-même. L’expérience « pour voir » a donc d’emblée tendance à se développer à la conquête du milieu extérieur ».

L’univers se stabilise : c’est par exemple l’acquisition de la permanence de l’objet. D’un univers où les objets semblent cesser d’exister lorsqu’ils ne sont plus perçus, le bébé entre dans un univers où les objets continuent d’exister, même lorsqu’ils sont hors de vue. Le test de référence consiste à cacher derrière un coussin l’objet qui intéresse le bébé. Si l’objet est « permanent », alors le bébé continuera de s’y intéresser même sans le voir. Sinon, il s’en désintéressera aussitôt.

La période préopératoire

A titre indicatif : de 24 mois à 6-7 ans.

La période préopératoire se caractérise principalement par l’apparition de la fonction symbolique, aussi nommée fonction sémiotique. C’est le passage d’une intelligence sensorimotrice à une intelligence représentative. La représentativité est la capacité d’évoquer des objets ou des événements perceptivement absents. On remarque toute l’importance de la permanence de l’objet, transformée et étendue dans cette capacité (rétrocompatibilité).
C’est une capacité basée sur la scission entre signifiant (support utilisé pour représenter l’objet ou l’idée) et le signifié (l’objet ou l’idée proprement dit).

La fonction symbolique se repère au travers de plusieurs activités :

- L’imitation différée : l’imitation en l’absence du modèle imité.
- L’image mentale : c’est l’imitation intériorisée.
- Le dessin.
- Le jeu symbolique : c’est le « faire semblant ».
- Le langage : il permet d’évoquer des événements inactuels.

Comme il l’a été indiqué, le langage n’est pour Piaget qu’un cas spécifique de manifestation de la fonction symbolique.

La période opératoire concrète

A titre indicatif : de 6-7 ans à 11-12 ans

Pendant la période préopératoire, l’enfant reste tributaire des perceptions d’environnement, qu’elles soient immédiates ou utilisées en différé. La période opératoire se caractérise par l’apparition des opérations, qui permettent de se libérer des contraintes d’environnement.
Une opération au sens piagétien du terme est une capacité à appliquer des transformations sur les représentations mentales elles-mêmes (intériorité). Elle est dite réversible.
Par exemple, l’épreuve de "conservation des quantités continues" permet de présenter une opération concrète de l’enfant :
On propose à l’enfant deux verres identiques remplis de deux liquides au même niveau. On demande à l’enfant si les quantités sont égales.
A mêmes verres et mêmes niveaux, l’enfant n’a aucun mal à affirmer ce fait.
Ensuite, on transvase le contenu d’un des verres dans un autre verre, plus long et mince. L’enfant perçoit que ce liquide est le même que précédemment, mais il voit aussi que le niveau dans le verre a augmenté (puisque plus mince).
La question posée à l’enfant est la suivante : y a-t-il la même quantité de liquide dans le nouveau verre que dans l’ancien ?
Un enfant au stade préopératoire se centrera sur les perceptions immédiates d’environnement. Ainsi, il verra le premier verre avec son niveau de liquide, et le second verre avec son niveau de liquide. Il est focalisé sur les états, sans prendre en compte les transformations qu’ils subissent. Ainsi, il répondra qu’il y a plus de liquide dans le second verre car la modification apportée sera vécue comme ayant influé la quantité de liquide.
Un enfant au stade opératoire concret peut, grâce à la réversibilité, prendre en compte la situation initiale, la situation finale, mais également la transformation intermédiaire. Il répondra qu’il n’y a aucune modification de quantité, puisqu’il aura pu transformer sa représentation initiale plutôt que de la remplacer par la nouvelle. Cette transformation de la quantité estimée du premier verre par la prise en compte de la nature de modification apportée à l’environnement est une opération concrète.

Dans cette épreuve, la réversibilité ainsi utilisée peut être argumentée par l’enfant de trois manières:

La négation/inversion : il est possible de revenir à l’action initiale par l’action inverse (retransvaser).
La compensation/réciprocité : il y a compensation des différences (le niveau est plus haut, mais le verre est plus mince).
L’identité : rien n’a été enlevé, rien n’a été ajouté, donc, c’est identique.

Ces trois explications ne s’excluent pas l’une l’autre mais sont bien complémentaires. Elles participent donc d’une structure d’ensemble.
Pour cette raison, une opération est décrite comme « une action intériorisée, réversible et coordonnée au sein de structures totales ».
Dans cet exemple, l’enfant a intériorisé les quantités, a pris conscience de leur réversibilité et a pu coordonner ses transformations de représentation au sein d’un ensemble cohérent.

Il arrive parfois que certains enfants se retrouvent dans un « entre-deux », c'est-à-dire plus totalement dépendants de l’environnement mais pas tout à fait à même de le transformer mentalement de manière réversible.
Ainsi, certains enfants ont pu donner comme réponse à la question précédente: « il n’y a plus la même quantité de liquide, mais si on remet tout dans le premier verre, ce sera à nouveau la même ».
Cette conscience de la transformation sans maîtrise du concept de réciprocité se nomme la renversabilité. Battro dira que «[…] qu’une action est renversable ou encore, qu’il a retour empirique au point de départ quand le sujet revient à celui-ci sans avoir conscience de l’identité de l’action exécutés dans les deux sens ».

La période opératoire formelle

A titre indicatif : plus de 11-12 ans.

La traversée des différentes périodes montre une mobilité et une généralité de plus en plus étendue du fonctionnement intellectuel. Cette dernière période de développement constitue une avancée du même ordre : de nouvelles façons d’appréhender le monde se mettent en place chez l’enfant.

Le changement des rapports : du possible au réel
Durant la période opératoire concrète, le possible était un prolongement éventuel du réel. Partant de la réalité, l’enfant en déterminait ce qui était de fait possible par la suite. L’avènement de la période opératoire formelle change ce rapport : l’enfant devenu adolescent est en mesure de commencer par imaginer ce qui est possible, et seulement par la suite d’envisager la réalité comme un cas particulier du possible. Piaget dira que le « réel se subordonne au possible ».

Le développement de la pensée hypothético-déductive
L’adolescent peut raisonner sur hypothèses (propositions dont la véracité n’est pas établie). C’est le principe de la démarche expérimentale.

La libération du monde des objets
La pensée porte désormais sur des raisonnements verbaux et non plus empiriques. L’épreuve des verres indiquée ci-dessus peut désormais être proposée de façon verbale et non plus concrète.

La logique interpropositionnelle se développe
Les propositions ne sont plus considérées de manière isolée mais plutôt perçues dans un ensemble cohérent porteur de liens logiques. C’est l’avènement des notions de conjonction et d’implication réciproque.
Par exemple, il devient possible de résoudre un énoncé comme celui-ci :
- Si le concierge était complice, alors la porte de l’appartement était ouverte ou le cambrioleur est entré par le sous-sol.
- Si le cambriolage a eu lieu à minuit, alors, le concierge était complice.
- On a pu prouver que l’appartement n’avait pas la porte ouverte et que le cambrioleur n’est pas passé par le sous-sol.

Lors du choix des conclusions, un adolescent au stade des opérations formelles n’aura pas de difficulté à sélectionner les bonnes :

- Le concierge n’était pas un complice.
- Le concierge était complice.
- Le cambriolage n’a pas eu lieu à minuit.
- Le cambriolage a eu lieu à minuit.
- On ne peut pas savoir si le cambriolage a eu lieu à minuit.

Le raisonnement à la seconde puissance
On a vu que le stade des opérations concrètes portait surtout sur le développement des opérations. Celles-ci portaient directement sur les objets. Lors du stade des opérations formelles, l’adolescent est en mesure d’effectuer des opérations sur des opérations.
Cela permet notamment les comparaisons de proportions. Par exemple, l’adolescent est en mesure de comparer deux fractions avec des numérateurs différents :
« Pour savoir si le rapport a/b est égal au rapport c/d, il importe dans un premier temps de considérer les relations entre a et b et entre c et d et de prendre en compte dans un deuxième temps les relations entre ces deux relations ».

Ces cinq conduites exposées ci-dessus sont l’expression d’une structure logique d’ensemble des opérations formelles, caractérisée par la maîtrise des « opérations combinatoires » et du groupe INRC.
La combinatoire permet de prendre en compte toutes les relations possibles entre les éléments d’un système.
Le groupe INRC se base sur la réversibilité déjà évoquée dans la période opératoire concrète. L’adolescent devient capable de fondre dans un système unique les deux types de réversibilités déjà évoqués :
Le N est la négation : inversion d’une opération aboutissant à sa nullité. C’est l’annulation de l’opération, comme lorsque l’enfant sait que s’il reverse le contenu du second verre dans le premier, la quantité de liquide sera la même.
R est la réciproque : c’est l’annulation d’une différence par la compensation (le niveau est plus haut, mais le verre est plus mince).
Le système unique comporte également l’opération directe, nommée I (pour identique), et l’opération corrélative, nommée C (inverse de la réciproque).

Par exemple, Lieury cite la balance romaine :
« Dans l’exemple simple de la balance romaine, l’égalisation des deux plateaux s’obtient en plaçant un poids deux fois moins lourd s’il est deux fois plus loin, ou inversement deux fois plus lourd si le poids est deux fois moins loin. Il y a donc double inversion comme dans tous les problèmes de proportionnalité ».

En effet :
Lorsqu’une balance de ce type a été déséquilibrée par l’ajout d’un poids, on peut, pour retrouver l’équilibre :
- Retirer le poids ajouté (négation)
- Rapprocher le plateau lourd du centre de la balance (réciproque)
Un adolescent au stade opératoire formel n’aura aucune difficulté à utiliser l’une ou l’autre de ces réversibilités, voire de les combiner ensemble.