Repères éthiques
L'accompagnement à l'éveil
L'auteur: Bemben, L.
1) Considérations étymologiques : l’éveil et le lever
Si le choix de cet écrit s’est porté sur « l’éveil » et non sur le « lever », c’est en raison des connotations étymologiques de chacun de ces mots. L’éthique se construisant également par le langage, la première étape d’un accompagnement de qualité nous semble reposer sur une vigilance à cet égard.
Si l’on observe de plus près l’origine du mot « lever », il est possible de constater une forte connotation posturale. Ce terme nous provient en effet du latin « levare », c'est-à-dire « soulever ». Se lever, c’est « se soulever », changer de position, quitter son lit. Outre l’impossibilité pour certaines personnes de littéralement « se lever », il est question de bien autre chose, dans le quotidien institutionnel, que d’un simple changement de posture. Par ailleurs, le risque d’exclure le sujet au profit d’une centration sur l’effort du professionnel est bien réel avec le terme de « lever ». Qui n’a jamais entendu, dans une structure ou une autre, cette transformation linguistique particulièrement chargée de sens, altérant un classique « je vais aider Mme X à se lever » pour arriver à un plus problématique « je vais lever Mme X » ?
Or, à moins de mettre de coté toute considération sur la personne et son ressenti, le début de la journée ne saurait se résumer à un geste moteur ou à une situation de laquelle la personne s’absente au profit d’un corps à manipuler. Pour cette raison, il sera question ici « d’éveil » ; terme autrement plus intéressant d’un point de vue étymologique.
L’origine latine de ce terme est « vigil » (« attentif »), sur lequel s’est bâti « vigilare » (« être éveillé »), ultérieurement transformé en « exvigilare » (« s’éveiller »).
L’éveil, c’est donc un passage : celui du sommeil à la conscience, du rêve à la réalité. S’éveiller, au final, c’est porter son attention sur le monde qui nous entoure. Ainsi, au lieu de parler de « lever », c'est-à-dire d’un corps qui se soulève pour intégrer le monde moteur, il nous semble préférable de parler d’éveil, c'est-à-dire d’un psychisme qui entre en partage avec ce qui l’entoure.
D’un point de vue psychologique, il est important de saisir que le sommeil n’est pas un simple « état de conscience » où la personne n’est plus sensible à son environnement. Il s’agit d’une centration sur soi-même, au sein de laquelle le monde sensible s’estompe au profit d’une « autre scène », plus imaginaire. Ainsi, l’éveil est une chose bien plus existentielle qu’un simple lever, puisqu’il est question d’un double mouvement : quitter son monde imaginaire et reconstruire sa relation avec le monde sensible.
Si la relation qu’une personne entretient avec son monde imaginaire ne dépend que très peu de nous, il en va tout autrement de la manière dont elle peut « négocier » son retour dans le monde sensoriel. C’est au sein de la structure qu’ont lieu les éveils, il est donc de notre responsabilité d’agir pour qu’ils soient les plus apaisants et propices au bien-être possibles.
Car il ne faut pas l’oublier : l’éveil est le premier contact de la personne avec elle-même et l’accompagnant. La qualité de ce contact pourra avoir une profonde incidence sur la manière dont le déroulement de la journée sera ressenti par l’un comme par l’autre.
2) Enjeux institutionnels
A) Notre manière de faire est-elle empreinte… d’une recherche de bien-être ?
La recherche de bien-être doit être à la base de toute action concernant la personne. Il est éventuellement possible de scinder cette notion en deux appréhensions : le bien-être physique et le bien-être psychique, mais sans oublier que ces deux aspects sont profondément liés l’un à l’autre.
Le bien-être physique appartient autant à la sphère spécialisée (médicale, ergothérapique…) qu’à celle des professionnels du quotidien. Il est donc constitutif d’une éthique de l’accompagnement de limiter les effets potentiellement délétères de nos actions sur cet aspect des choses. Dans cette logique, la manière d’accompagner quelqu’un à l’éveil n’a pas à être exclue de la réflexion car, nous l’avons vu, l’éveil est entre autres choses une reconstruction des rapports que l’individu entretient avec le monde sensoriel. Or, nous savons que la sensorialité peut autant être source de bien-être que de mal-être physique. La recherche de bien-être physique lors de l’éveil suppose donc de se demander comment créer un « bain sensoriel » propice au bien-être de la personne en situation de se « reconnecter » au monde sensible.
Cela passe par l’interrogation de ce que subissent les sens de la personne, que ce soit la vue (brutalité/douceur de la lumière), l’ouïe (volume sonore de la voix, du lieu), l’odorat (parfum, souillure, produit chimique), le toucher (contact tactile, délicatesse de sollicitation, besoin d’étirement, d’être changé) ou le goût (sécheresse buccale, salivation, etc.).
Le bien-être psychique appartient également autant à la sphère spécialisée (médicale, psychologique, éducative) qu’à celle des professionnels du quotidien. La principale ambigüité du bien-être psychique réside dans son incommunicabilité (décrire une émotion relève du même défi que de décrire une couleur). Il nous faut prendre des indices (faciès, vocalisation) afin d’estimer l’état psychique de l’autre, sans jamais avoir de garantie que cette estimation soit juste.
Dans le champ du handicap mental, il faut également avoir la capacité d’utiliser l’empathie pour parvenir à comprendre (voire prévenir, ce qui est souvent plus souhaitable) des situations de mal-être psychique. Appuyer une éthique du bien-être dans le monde du handicap, c’est peut-être se mettre en situation d’imaginer ce que peut ressentir une personne aux prises avec l’institution et ses modes de fonctionnement. Par exemple, c’est s’interdire de réveiller une personne si nous ne lui avons pas été présentés auparavant. En terme de bien-être psychique, il nous suffit d’imaginer notre réaction en découvrant un inconnu au pied de notre lit pour se rendre compte de la violence inhérente à cette situation. En sachant, d’ailleurs, que les difficultés de compréhension et d’abstraction de la personne rendent encore plus saillante l’anxiété ressentie.
Ainsi, promouvoir le bien-être psychique, c’est promouvoir tout ce qui place la personne dans une situation de sécurité, d’apaisement et de confort psychologique.
B) Notre manière de faire est-elle empreinte… de respect ?
Le respect consiste à donner à la personne une place où elle n’est ni dévalorisée en tant que personne, ni déconsidérée en raison de sa situation somatique, sociale ou autre.
Aux cotés de personnes en situation de handicap vivant en institution, cela consiste déjà à intégrer le fait que nous sommes des professionnels missionnés pour intervenir dans un domicile où elles sont locataires, et non pas des professionnels les accueillant dans un lieu appartenant à une association ou à l’Etat.
Une Maison d’Accueil Spécialisée, par exemple, est avant tout une Maison, c'est-à-dire un lieu de vie. La confondre avec un lieu d’accueil ou un hôtel revient à dénier aux personnes le droit d’avoir un chez-soi en substituant à leur statut de locataire celui d’hébergé. La confondre avec une sorte d’hôpital associatif ou un centre de rééducation revient également à biaiser la vision que l’on peut avoir de l’autre, qui glisse discrètement du statut de personne à celui de patient.
Dans ce contexte, la posture éthique du professionnel peut s’interroger sur ce qui détermine, pour l’éveil, la manifestation de respect vis-à-vis de la personne. Cela peut éventuellement passer par quelques grands principes éthiques, comme par exemple :
Le temps social passe après le temps personnel
Cela revient à dire qu’il est peu défendable, sur le plan éthique, d’organiser les éveils d’une unité en fonction de contraintes professionnelles plutôt que sur les besoins des personnes. Il se rencontre en effet, parfois, des habitudes de fonctionnement voulant par exemple que les « marchants » (terme laissant également peu de place à la personne…) soient réveillés avant/après les « autres » en fonction du temps qu’ils nécessitent pour être accompagnés à la toilette.
Il est bien évident que du point de vue éthique, nous sommes dans une complète dévalorisation de la personne (l’individu n’étant défini que par la lourdeur de son handicap) doublée d’une insidieuse déconsidération de statut (la comparaison interindividuelle établissant deux groupes de personnes sur des critères très externalisés liés au temps d’accompagnement).
Chaque éveil peut pourtant se penser comme quelque chose de personnalisé, en fonction des besoins de la personne prise en tant que telle et non en tant qu’élément d’un groupe à organiser. Si des personnes en capacité de marcher ont besoin de se réveiller avant ou après d’autres personnes plus atteintes physiquement, ce n’est pas à l’institution de moduler le respect de ce besoin en fonction des contraintes organisationnelles inhérentes au service.
Le respect commence par l’attitude
Avoir commencé son poste bien plus tôt que le réveil des personnes peut avoir l’effet insidieux d’occulter le respect de leur état psychique. Debout depuis plusieurs heures, la tendance à parler fort, à se montrer rapide et énergique, à « fonctionner », est forte.
Il s’agit peut-être, dans ces moments, d’être en capacité de baisser la voix, de se déplacer sans bruit, de ne pas claquer les portes, de ne pas interpeler ses collègues depuis l’autre bout du couloir… Il s’agit de moduler au final son « niveau d’activité » pour le placer à leur « niveau de réceptivité ». Il s’agit aussi d’être empathique et de proposer à la personne des stimulations sensorielles adaptées à son état psychique de « réveil » (lumière douce, voix apaisante) et non à notre état psychique d’« actif ».
Enfin, bien qu’il ne soit pas utile de le préciser, respecter l’autre, c’est également ne pas envahir son territoire sans précaution. Frapper doucement à la porte, verbaliser notre approche… Voilà des bases essentielles garantissant respect et considération de l’autre.
Encore une fois, pour savoir si l’éveil que nous proposons est empreint de respect, il nous suffit bien souvent de nous imaginer en train de le subir dans notre chambre… Cette attitude alliant douceur, prise en compte de la somnolence résiduelle de l’autre et de ses besoins spécifiques d’accompagnement peut être considérée comme une base éthique donnant corps à un réel respect de l’autre. Par ailleurs, il a été prouvé que de telles précautions pouvaient avoir un effet significatif sur les troubles spastiques et thymiques des personnes, facilitant du même coup le bien-être lors de la toilette et l’habillage.
Le respect n’existe pas sans parole
Verbaliser ses actes, poser les mots sur l’action, c’est aussi un signe de respect. Respect de l’autre pris comme sujet participant et non comme objet de soins. Respect de la vulnérabilité des personnes en situation de polyhandicap, qui ont souvent besoin d’être entourée de mots pour ne pas être débordée par les situations et les vécus. Il semble donc essentiel de parler, de dire ce que l’on fait et pourquoi on le fait. Ainsi, nous nous situons dans une relation de personne à personne, non mécanisée ou déshumanisée.
Enfin, lorsque la personne est totalement réveillée, il est aussi possible de lui donner « les informations du jour » : quel professionnel est là aujourd’hui, quelle activité est prévue pour elle dans l’après-midi… Lorsque la journée commence par de la douceur et des informations de nature à réduire l’anxiété de l’inconnu, elle ne peut en être que meilleure. Le parallèle est d’ailleurs assez amusant, lorsqu’on s’imagine le nombre de personnes dites « valides » qui ont également besoin de commencer leur journée par quelques douces minutes supplémentaires au fond de leur couette ou en réduisant l’incertitude du monde par la lecture du journal.
3) En conclusion
Nous avons donc vu que la posture permettant un éveil de qualité ne dépend pas uniquement des compétences techniques de la personne travaillant en établissement. Des compétences relationnelles, de savoir-être, sont indissociables du recul sur la pratique que suppose la réflexion éthique.
Travailler l’attitude, travailler l’empathie, apprendre que l’institution a moins de droits que la personne qui en dépend, voilà des compétences professionnelles en soi qu’il est nécessaire de valoriser et développer au quotidien.
Comme il l’a été précisé en préambule, il ne s’agit pas ici d’une approche de type « vérité » ou « moralisatrice ». Il s’agit de donner des exemples de fonctionnement éthique et de réflexion sur l’action. Nombre d’autres principes peuvent être dégagés dans le quotidien professionnel, et tous ont une valeur inestimable dans cette tendance à la bienveillance et à la posture éthique qui anime chacun d’entre-nous.
En tout état de cause, les principes égrenés ci-dessus apparaissent comme des bases permettant le respect de l’autre et la garantie d’un certain bien-être. Comme toutes les bases éthiques, elles méritent bien évidemment discussion, adaptation et contextualisation.
A l’éventuelle question « à quoi sert-il réfléchir autant à une chose aussi simple et naturelle qu’un réveil ? », nous nous permettons de répondre : rien n’est aussi simple qu’il n’y paraît, et encore moins au sein d’une institution accompagnant des personnes vulnérables. Peut-être cela nous sert-il, déjà, à pouvoir dire maintenant qu’un réveil en quelques mots, agrémenté d’une ouverture brutale des rideaux par un professionnel intrusif, accompagné d’un fond sonore mêlant radio, télévision et brouhaha n’est pas un éveil. C’est un lever !
Pour citer cet article: Bemben, L., L'accompagnement à l'éveil, Repères éthiques de psymas, janvier-février 2014.